vendredi 13 mars 2009

Russel Maliphant


Le théâtre de Chaillot propose en ce moment trois ballets de Russel Maliphant : Flux, Small Boats, et Push, que je ne peux que recommander pour leur beauté, leur originalité et leur intelligence.

Flux présente un seul danseur en scène, pour un ballet de dix minutes, sur une musique électronique très épurée. D'emblée, le spectateur est frappée par l'utilisation des lumières que le spectacle met en jeu. Avant le lever de rideau, la salle est plongée dans une obscurité totale, pour mieux faire ensuite, lentement, émerger sur scène dans un premier cercle de lumière, petit et lointain, Alexander Varona. Ce danseur, clef de voûte des trois ballets de la soirée, a une belle physionomie: il est grand, large d'épaules, musclé, il a un très beau corps, et le crâne rasé, ce qui du coup, crée une surface supplémentaire sur laquelle vient se réfléchir la lumière du spot unique éclairant la scène. Il nous offre une danse virevoltante, très ancrée dans le sol, mais avec tours et contre-tours constants, jeux de bras, déplacements en ellipses sur le bord du cercle de lumière qu'il emplit véritablement de sa présence. Sa danse donne l'apparence d'une vague, elle monte et descend, reprendre appui dans le sol, avant de remonter un instant. Le passage dans le second cercle se fait progressivement, il y gagne plus d'altitude et de vitesse. Cette danse est placée sous le signe de la symétrie, car, lorsqu'on reconnaît enfin la structure de pas qui scande ce poème dansé, soudain, il s'arrête.

Small Boats est très surprenant pour sa mise en scène. Un ami souligna une parenté évidente avec David Lynch - que je ne connais malheureusement pas. Le ballet s'ouvre sur un film montrant des bateaux à la casse, derrière un grillage que nous longeons, et qui finit par absorber toute notre attention, quand l'écran se divise pour faire appaître, dans la bande noire du milieu, les corps des danseurs qui tanguent, jouets de cette mer injuste. Le ballet s'organise autour de trois séquences, dérive, échouage, noyade... la dérive est belle et lente. L'échouage plus dynamique, ils prennent soin l'un de l'autre, se portent, s'entraînent, la scène commence à l'écran, et est reprise sur scène de façon tout à fait saisissante. Au coeur de ce balais, des scènes de chutes, terrifiantes, dans les ecalier d'un grand chateau décoré à la mode du xviii° siècle, là sur fond de cris, nous voyons les survivants apparaître tels des spectres sur l'écran. La mort enfin, est courte et dure, les corps sont rejetés par la mer, ou pris dans les filets, tels des dauphins, ils y meurent. La mer, ici marâtre cruelle inspire un ballet très impressionnant où la force des images et des scènes vient s'opposer, et se renforcer d'une certaine manière, à la douceur et la symétrie de la danse en scène. Maliphant m'aura en effet ce soir donné l'impression d'une grande symétrie, comme si la scène était un dyptique, mais temporel dont les deux parties fonctionnent en miroir inversé.



Le troisième ballet, Push, après un entracte interminable, reprend cette idée de la symétrie, mais la décline sur le mode de la variation. Les mêmes séquences de pas sont reprises en écho dans le ballet, mais ils sont le support d'une variation cette fois, qui donne de cette danse l'impression qu'elle avance en décrivant des cercles qui ne se superposent jamais, qui sont toujours en léger décalage, un peu comme le mouvement "Andante ma moderato" du Sextuor à Cordes 1 opus 18 en si bémol majeur de Brahms. La musique d'ailleurs y était toujours électronique, mais à tendance new age, du coup teintée de cordes par exemple. Le ballet racontait l'histoire d'un couple dont le mot clef est l'appui. La femme, Julie Guibert, danseuse fluette et légère est contamment portée par Alexander Varona qui s'en enveloppe presque. L'homme, à l'évidence, est donc son soutien, mais la relation est réciproque, il peut s'appuyer sur elle, et si elle a sa force, il a la beauté de sa danse, qu'il porte à l'existence, et sa confiance. S'en remettant à lui de la sorte, elle le fait briller lui aussi. Le ballet propose donc 35 minutes d'un pas de deux éblouissant que structurent les fameuses variations et habillent les jeux de lumière que décidement, Maliphant sait mettre à profit.

Ce spectacle fut donc à l'évidence d'une rare beauté, les nombreux rappels en témoignèrent. Ce que Maliphant propose, peut-être par exemple face à un Forsythe, c'est un souci impressionant de la symétrie, non pas sur scène, mais dans le déroulement chronologique du ballet, comme si on avait un pli au milieu de la feuille, et que les mouvements, si on la plie, allaient venir se coller un à un. Il ajoute à cela un talent réel pour la condensation, une efficacité de moyen, et une fluidité sans précédent qui font se demander si dans les spirales qui certainement l'ont rendu célèbre, ce sont des humains que nous voyons, ou des machines, ou un simple tourbillon d'air, la danse même. Maliphant est donc pour moi le chorégraphe de la sobriété raffinée.

jeudi 5 mars 2009

" Le divin Marquis"


Les livres de Sade ont cela de particulier que le premier élan qui nous pousse à les acquérir n'est jamais très innocent - la curiosité, en effet, est un péché, elle se colore de cela de particulier à son sujet, que bien souvent, la seule image que l'on ait de lui, est celle d'un pervers pornographe. On achète par curiosité du vice, parce que la lecture, de tout livre, mais des siens en particulier, est un acte paradoxal et problématique qui fait trouver du plaisir à des choses affreuses.

C'est l'un des aspects de Sade. Récemment, grâce aux travaux de Michel Delon, j'eus l'occasion d'en découvrir un autre qui a mes yeux vient donner toute sa cohérence à son oeuvre, et le rend peut-être d'autant plus lisible : son goût pour l'encyclopédisme.

Son oeuvre est divisée en deux panneaux, celui destiné à être vu, auquel figure Aline et Valcourt, et celui destiné à rester dans l'ombre, où trône son chef d'oeuvre, Les 120 Journées de Sodome. L'un fait réfléchir l'autre, une fois lu les oeuvres au souffre, leur connaissance vient inquiéter les autres, et insinue dans le subconscient du lecteur le pressentiment angoissé de ce qui était auparavant "gazé", et qu'il peut dès lors imaginer - souvent bien pire que ce qu'il soupçonnait à la première lecture.

Le trait d'union entre les deux panneaux, à mon sens, davantage peut-être que le goût de la transgression, l'exposition de la perversion des certaines âmes, ou l'absence de foi en homme, c'est une vocation littéraire à l'encyclopédisme. Sade, homme du siècle des Lumières, ne pouvait pas y rester indifférent, mais son objet d'étude est purement textuel. Les 120 journées de Sodome peuvent s'envisager, il le suggère lui-même, comme un recensement de toutes les perversions humaines. Il avait le projet d'en exposer 600, à l'aide d'une organisation rigoureuse en passions simples, doubles, criminelles et meurtrières, exposées en 120 jours, à raison de 150 en 4 mois. Le roman, inachevé, laisse entrevoir la vocation à l'exhaustivité de son auteur, et sa lecture, dès lors, est riche de plusieurs aspects. Elle est tout d'abord une épreuve de résistance : peut-on lire tel roman d'une traite, la répétition toujours aggravé de tant de perversion ne vient-elle pas à bout du seuil de résistance de tout individu ? Qu'est-ce qui motive la lecture ? La curiosité ? Elle est bien mal placée d'une certaine manière, bien paradoxale, car au moment même où j'ai la nausée, après deux cent pages de ce traitement, je veux continuer, voir comment il peut faire pire, jusqu'où il peut aller, comment il va le dire - autre problème fondamental du roman. Et le plaisir de lecture de Sade, car à mon sens il y en a un, réside d'une part dans cette lute interne du lecteur entre curiosité et écoeurement, et dans le respect qu'on ne peut s'empêcher d'éprouver devant un des rares témoignages publiés d'un auteur au travail, avec encore les notes qu'il pouvait s'adresser.

La lecture d'Aline et Valcour, quoique plus rebutante au départ, 800 pages dans mon édition de poche, est plus facile pour la sensibilité. Les crimes y sont présents, mais à l'arrière-plan, on ne peut que les deviner, voire tâcher de les ignorer comme la présidente de Blamont. Ce roman partage avec son frère bâtard la vocation à l'encyclopédisme, ici très impressionnante. Il est, génétiquement, hybride, il appartient au genre du roman sentimental, du roman épistolaire, du roman picaresque, éventuellement du roman libertin. Il enferme à la fois la plus grande vertu : Aline, et la plus grande perversion, son père Blamont. Il contient une nouvelle enchâssée, de plus de 400 pages, les aventures de Sainville et Léonore, qui vient redoubler celles d'Aline et Valcour, et s'y opposer, également, par un soigneux effet de symétrie. Leurs aventures, sont narrées pour ainsi dire deux fois, par Sainville, qui fournit une réfléxion politique, et Léonore, soutenant une réfléxion religieuse. Ils représentent la veine picaresque du roman, ballottés d'aventure en aventure, d'auberge en tempête et naufrage, orchestrés de façon à ce qu'on s'étonne presque qu'ils finissent par se retrouver, tant Sade donnait l'impression de pouvoir encore continuer, fournir des aventures à l'infini.

Son roman, presque unique en son genre, m'apparaît comme un condensé, et un hommage à la littérature qui a pu le précéder. En le lisant, le lecteur retrouve Don Quichotte, Candide, Les Liaisons dangereuses, La nouvelle Heloïse, le tout si étroitement tissé que le roman s'offre, outre comme une encyclopédie des formes romanesque, également comme une mise à l'épreuve, et une définition par l'exemple de la littérature elle-même.

Cette soif d'absolu, portée à son plus haut degré au XVIII ème siècle, exerce à mon sens sur tout lecteur, pourrais-je dire "littéro-mane" un pouvoir de fascination sans borne. ce que pointe Sade, dans ces deux livres, est le penchant naturel et irréductible de l'homme à la volupté, et à la soif de consommation, qu'il illustre dans deux de ses aspects, libido dominandi et libido sciendi. Avant Barthes, il fait ressentir à son lecteur que l'activité de lecture est profondément érotique. Aline et Valcour d'une certaine façon vient donc s'ajouter aux perversions des 120 Journées de Sodome, comme celle qui s'adresse à l'esprit, car si l'homme peut jouir de ce qu'il se sait faire le mal, intellectualiser son plaisir, il le peut aussi d'autres plaisirs plus innocents. Autant qu'une mise en garde, ces lignes de Sade valent donc également comme définition de la perversion dite - goût de la lecture...

"c'est maintenant, ami lecteur, qu'il faut disposer ton coeur et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, le pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens, ni chez les modernes. Imagine-toi que toute jouissance honnête ou prescrite par cette bête dont tu parles sans cesse sans la connaître et que tu appelles nature, que ces jouissances, dis-je, seront expressément exclues de ce recueil et que lorsque tu les rencontreras par aventure, ce ne sera jamais qu'autant qu'elles seront accompagnées de quelque crime ou colorées de quelque infamie. sans doute, beaucoup de tous les écarts que tu vas voir peints te déplairont, on le sait, mais il s'en trouvera quelques uns qui t'échaufferont au point de te coûter du foutre, et voilà tout ce qu'il nous faut. Si nous n'avions pas tout dit, pas tout analysé, comment voudrais-tu que nous eussions pu deviner ce qui te convient ? c'est à toi à la prendre et à laisser le reste..."

En photo : le manuscrit des 120 journées de Sodome.