vendredi 15 janvier 2010

Irréversible


ou beaucoup de bruit pour finalement.... pas grand chose ? Non pas au niveau qualité du film, mais de sa violence. Combien de récits qui frôlent bientôt la légende urbaine avons-nous tous entendu sur le film ? Untel l'a vu et depuis ne supporte plus la vue des films d'horreur. Untel n'a pas pu dépasser les 10 premières minutes, sa femme les cinq. Un autre a vu le début et "ouais c'est bon, ça va j'ai compris...". Enfin, que de récits de gens traumatisés qui errent maintenant dans nos rues d'avoir vu un type se faire démonter la tête à coup d'extincteur. Scène d'un "grand réalisme"...

Bon, sans commentaire sur le réalisme visuel de cette scène, sur lequel je ne suis pas d'accord, mon premier problème avec la réputation du film, c'est la scène de viol ! LA SCÈNE DE VIOL ! Qui dure des lustres ! Un seul plan du début à la fin. Et ça alors ? Ça se regarde sans ciller peut-être ? Ça ne choque pas peut-être ? Je n'arrive pas, ne serait-ce que pour une seconde, à concevoir comment le meurtre du début, malgré toute sa sauvagerie arrive à passer devant cette scène-là. Là, franchement, ça me dépasse, et ça me met en colère. Pour un peu, j'aurais envie d'être vaguement féministe sur les bords et d'émettre l'hypothèse que c'est parce que les principaux spectateurs en sont des hommes, donc forcément, ça ne leur fait pas le même effet qu'à moi. J'imagine... Je ne sais pas, peut-être est-ce de la mauvaise foi de ma part.

Secundo. Les principales critiques des traumatisés viennent de gens qui regardent la série des Saw sans ciller, qui sont des grands fans des films d'horreur, de Hostel et toute la série du genre. Là encore, je m'interroge, il est où le problème ? Parce que pour le peu que je sais de Saw 1, par exemple, le niveau de cruauté et d'horreur y est bien supérieur, donc logiquement, j'ai du mal à comprendre que ces spectateurs-là soient dérangés par Irréversible. Une hypothèse, la différence principale, c'est que si les deux sont des fictions, Irréversible est un cauchemar extrêmement réaliste, et ça, peut-être, le rend insoutenable. C'est tout à l'honneur de ces spectateurs, dans ce cas, de ne pas pouvoir regarder un type se faire assassiner, ou une femme se faire violer. Mais c'est aussi d'une hypocrisie folle. Là, pour le coup, Gaspar Noe ne fait que montrer ce qui se passe dehors, ce qui arrive tous les jours. C'est peut-être précisément ça, le problème... Mais si on veut faire une gradation du pire, dans ce cas, où est-ce qu'on met Le Choix de Sophie, ou Shooting Dogs, par exemple, pour n'en citer que deux, tant qu'à être traumatisée par la réalité, je le suis bien plus à regarder en face le désistement des casques bleus au Rwanda qui a coûté la vie à 800 000 Tutsis. Et il faut aller les lire, ensuite, les récits des survivants, c'est d'une horreur absolue. Et du reste, pour en revenir au film, salut à l'idée d'introduire un imbécile de passant dans le fond du tunnel qui reste planté assez longtemps pour comprendre qu'il a un viol sous les yeux avant de se sauver en courant. Ça aussi, c'est très réaliste. C'est navrant aussi. Ici aussi, on peut proposer un interprétation sexiste, et dire, le viol ne me choque pas (il me dégoutte et me met en colère), parce que je m'y attends, non dans le film, mais dans la vie de tous les jours, donc forcément, si je me dis que je pourrai être à sa place, qu'il s'en faut de peu que je l'ai été, je ne suis pas choquée, parce que ce serait tourner la tête, au contraire, je regarde, parce que mon empathie est totale, et que je veux voir qu'elle reste en vie à la fin, qu'il y a de l'espoir, un minimum d'espoir, et que je suis pendue, souffle coupée, à ce moment où les coups vont enfin s'arrêter...

Une autre catégorie de spectateurs est choquée non par le contenu du film, mais par le fait qu'on porte cela à l'écran, que Noe ait pu juger intéressant d'aller si loin dans une représentation de la violence gratuite (encore que cette gratuité soit complètement discutable à mon sens). Est-ce que ça vaut la peine ? Le problème de ce genre de film, c'est qu'il classe toujours, à un moment, les spectateurs en deux catégories, ceux qui sont choqués, et ont leurs raisons, et ceux qui ne le sont pas, et défendent à tout prix le film, parce que ce qui est choquant est forcément l'avant-garde, et défendre l'avant-garde c'est un signe d'intelligence, de progrès, blablabla. Souvent, certaines personnes ne se demandent même pas quelle est la qualité du film, savoir qu'il choque suffit à leur faire vouloir le défendre bec et ongle et à se poser en intello chantre du progrès dans les arts... Pour en revenir à ma question, je ne suis pas sûre qu'il soit opportun de représenter tant de violence, et que si le propos en est de se classer au box office par le scandale qui en découle, ça ne vaut pas la peine.

Maintenant, je dirai que Noe a une façon intéressante de représenter son sujet. Au départ, je trouvais la manie de la réversibilité, du tournis de la caméra facile, gratuite et prétentieux. Le réalisateur a trouvé l'effet du siècle, il est tout content, il en use et en abuse. Et puis aussi, l'idée que oh, on peut tout retourner, (les titres, la caméra, monter le film à l'envers etc), sauf le temps et la réalité... elle a aussi ses limites. Mais quand on lutte contre la nausée, le mal de tête, qu'on arrive à la fin, où c'est filmé "normalement", sans mouvements intempestifs de la caméra, donc en fait au début - l'après-midi avant les faits, on comprend quelque chose, je trouve. On voit l'état dans lequel Marcus et Pierre se trouvent; je ne peux pas m'empêcher de penser, vu que la caméra commencer à partir dans tous les sens à partir du moment où ils partent en quête vengeresse, que c'est ce qu'ils ressentent, la façon dont ils voient et comprennent le monde autour d'eux, soit mal, parce qu'ils sont totalement choqués, et pour Marcus, également drogué. Plus la chasse progresse, plus ils sont à cran, moins leur perception des choses est claire. Le meurtre devient le point d'acmé de toute cette tension et cette désorientation croissante dont souffrent les deux hommes. Et que Pierre n'ait pas manifesté de colère explosive comme Marcus ne signifie absolument pas qu'il était moins sous le choc, sans compter l'effet de catalyseur que la menace de viol cette fois sur Marcus a pu avoir sur lui...

Est-ce qu'Irréversible est un bon film, du coup ? Il me semble. Un bon film, mais un sale film. Qu'est-ce qui en fait un bon film, ou du moins, un film digne d'intérêt selon moi ? Depuis des siècles, le but de la littérature est de faire éprouver au lecteur une certaine variété d'émotions que l'auteur ou le poète s'efforce de recréer dans son texte. Les moyens, les artifices en sont multiples et variés, et en général efficaces. Au cinéma, à ma connaissance en tout cas, l'accent était pendant longtemps mis sur l'empathie. On se servait de la narration, on essayait de choquer d'une façon ou d'une autre, de toucher, pour faire éprouver, mais on restait relativement sage jusqu'aux années 90. Il n'est pas étonnant qu'Orange mécanique soit si marquant dans l'histoire du cinéma vu que c'est pour ainsi dire avec lui qu'on commence à exploiter la caméra de façon différente pour montrer l'intériorité d'un personnage, non en montrant ce qu'il pense (cf. le personnage de Tom Cruise dans Eyes Wide Shut, hanté par les images de sa femme adultère), mais par les mouvements de caméra (cf. l'accélération et le "tournis" pour la scène de sexe quand le personnage principal d'Orange mécanique ramène deux filles chez lui...). Noe me paraît s'inscrire dans cette lignée. D'un côté, monter le film à l'envers et tourner la caméra dans tous les sens montre qu'on peut tout retourner, sauf les faits; de l'autre, le sentiment de malaise du spectateur, de désorientation profonde est celui du personnage. Prenez la descente dans le club, le Rectum (quel nom...!), on entr'aperçoit des choses, et on veut que la caméra revienne, parce qu'on a pas vu, on n'est pas sûrs d'avoir bien vu, on ne comprend rien à ce qu'on voit. Marcus, quand il y marche, vit exactement la même chose, sur place, et dans des meilleures conditions de perception, il est tout aussi incapable de comprendre ce qu'il voit - parce que ça sort des cadres habituels, parce qu'il est fou de rage. En prise aux émotions fortes (stress, panique, colère), un certain nombre de zones du cerveau se ferment, pour ainsi dire, et on fonctionne avec ce qu'il reste (cf. l'impression d'avoir la tête vide aux examens - traduction physiologique de la panique).

Quant au message du film "le temps détruit tout", nombreux sont ceux qui soulignent que ça n'a rien à voir avec le film. Certes, je dirais que ce n'est pas parce Noe le marque en grand à la fin que ça en fait le message ou la morale du film. Et, si on veut jouer un peu, et qu'on le prend à l'envers, ça ne donne "rien ne détruit le temps", qui du coup paraît bien plus pertinent...