vendredi 11 octobre 2013

Stendhal coureur de fond

Stendhal, pour moi, a fait partie de ces auteurs lus trop tôt pour être vraiment compris. D'autant que certains écrivains souffrent peut-être aussi, non que ce soit insurmontable, d'être trop - mal - connus. De Stendhal, avant de le lire, je ne savais que son goût pour les pseudonymes, cette histoire d'"égotisme" qui sonnait alors comme "égoïsme", et le fait qu'il écrivait pour ses "happy few" qui seuls le comprendraient. Avec une certaine clarté, j'avais compris que quelque chose m'échappait chez lui, je me sentais d'emblée exclue de ces happy few, ce qui bien sûr, me vexait, et je le prenais pour un fat imbu de lui-même. Avant de le lire. Après avoir lu La Chartreuse, mon opinion a évolué, il savait écrire, m'intéresser, ce qui pour moi, était déjà plus que Flaubert n'en pouvait faire à l'époque... Huit ans plus tard, me voilà à relire Le Rouge et le noir, presque choquée d'y trouver tant d'ironie, ou plutôt, de n'en avoir absolument rien vu à l'époque, concentrée que j'étais sur la croix que je pourrais mettre devant le titre de ce livre dans ma liste de choses à lire - d'urgence. 
Entre relire Le Rouge, et dévorer les critiques aussi bien sur cet ouvrage que sur Stendhal lui-même, je découvre également avec une surprise quelque peu gourmande que nous avons peut-être même plus en commun que je ne l'aurais (jamais) pensé. 

D'habitude, j'aime la poésie, j'en ai fait mon travail, parce que ça résiste, ça essaie de dire ce qu'on a du mal à dire, d'une façon qu'on a tout autant de mal à comprendre mais qui, faisant lentement son travail de sape, finit à un moment par nous apparaître en pleine lumière. On ne saurait le dire, le reformuler, l'exprimer, mais, étrangement, c'est passé, de la feuille à notre esprit, ou notre sensibilité, ou ce qu'on voudra qui est en charge d'enregistrer ces épiphanies. Chez Stendhal, évidemment rien de tel, il écrit, tant qu'il ne finit pas toujours, entraîné par sa propre vitesse, ses livres sont longs, on dirait presque que ça déborde en fait. Il apparaît néanmoins que quand il faut vraiment dire ce qui accroche, comme la décapitation de Julien, et bien le narrateur ne dit plus rien, il se tait, il passe à la suite, il résumé vaguement, il laisse deviner que. Ce goût pour l'ellipse, ce refus de dire certains moments-clefs du roman est le premier point qui m'interpelle: ainsi donc, lui aussi pense - malgré tout ce qu'il écrit - qu'on ne peut pas vraiment dire... 

D'autre part, à force de trouver pêle-mêle critique de l’œuvre et remarques sur l'homme, son goût pour la pseudonymie devient évidement,  impossible à ignorer, et son jeu entre les langues change de sens. Je prenais cela pour de l'arrogance, une démonstration bling-bling de sa polyglottie sous l'excuse de l'excès d'habitude, ou des insuffisances de la langue dans laquelle il s'exprime. Il semblerait, il serait en fait possible qu'il faille plutôt y voir une façon de s'échapper, de ne pas être circonscrit ni à un nom, ni à un lieu, ni à une langue. Tout écart, toute distance, tout jeu induit entre son expression et lui est un espace qui interdit de le cerner vraiment, ce qui, à croire Genette, lui importe plus que tout. Cet espace - sas - lui permet donc de conserver un certain flou autour de lui, de ne pas exactement être là où on l'attend et ce faisant, de se préserver. En cela, il me devient particulièrement intéressant. D'habitude, je regarde comment mes poètes, déçus par la réalité ou plutôt, le manque de moyens pour la saisir, se réfugient dans le langage, se forment un idiome, y construisent leur maison en poutrelles de manière poétique et stylistique et y habitent, à la Heidi. (Heidi est le petit nom dont je désignais Heidegger en prépa quand, lui aussi je ne l'aimais pas, le trouvant si rébarbatif que la seule façon pour moi de me résigner à l'affronter était le petit plaisir de changer le philosophe impossible à cerner dans toute la fumée de sa langue en riante bergère autrichienne. Ayant désormais pris goût à Heidegger, je n'en ai pas pour autant renoncé au petit plaisir d'une transgression aussi puérile qu'innocente et portant le goût du bon vieux temps). Donc, mes poètes se construisent une maison dans la langue, travaillent leur idiome (Derrida - lui aussi aurait bien bénéficié d'un surnom, malheureusement je n'en ai jamais trouvé, sans doute que son nom, précisément, m'ôtait toute envie de rire), tant et si bien que leur maison est bien identifiée, leur manière reconnaissable entre toute. 

Stendhal, lui, semble faire le contraire, ou plutôt, fait de sa marque de fabrique le choix d'un langage non marqué, du refus du signe distinctif pour conserver sa liberté absolue. Pour mes poètes, du moment qu'ils nomment eux-mêmes, enfin, désignent d'une façon ou d'une autre, ils sont pour ainsi dire apaisés, satisfaits, nommer, c'est maîtriser, et désigner semble leur suffire. Ils font leur paix avec le langage, y ayant crée leur idiome. Chez Stendhal, point de recherche de l'idiome, plutôt un abyme. Evidemment, il a des traits reconnaissables, des manières, lui aussi, mais il ne cherche à habiter nulle part, ou en tout cas, pas dans la langue, et c'est ce qui me fascine. C'est tout de même incroyable, à quelque part, de se donner tant de mal pour s'approprier la nomination - en choisissant son nom, ses noms, en en changeant sans cesse pour toujours garder une longueur d'avance sur tout le monde - et de n'en rien faire, en soi. De vouloir, plutôt que de posséder la ou une langue, vraiment juste s'approprier le mécanisme. De mettre, derrière tant de soin à paraître, une telle énergie pour se cacher. C'est cette fêlure, vraiment, qui me rend aujourd'hui Stendhal charmant. 

Chez lui, l'exil, car c'est vraiment d'exil dont on peut parler quand on met tant de peine à s'échapper dans la langue, derrière tous ces pseudonymes, ce refus d'une langue pure, n'est pas déplacement, recherche d'un nouveau point d'ancrage. L'exil lui est fuite absolue. Quand les autres se plaignent que le langage ne peut nommer la réalité, lui s'y enfuit, trouvant qu'elle ne le nomme que trop précisément, qu'il faut mettre un écran, un mirroir pour orienter le regard ailleurs, pour le détourner du narrateur qui n'est pas l'auteur, de Stendhal qui n'est pas Beyle, ni Brulard, tout en l'étant. Stendhal, du coup, est pour moi la métaphore littéraire de Beyle: le troisième membre fictif né de l'association de deux éléments puisés dans la réalité de façon presque arbitraire. Le membre qui à la fois n'est et n'est pas. 

Comme quoi, tous les chemins (me) mènent à l'exil. On ne voit jamais que ce qu'on a envie de voir.

mercredi 11 mai 2011

Suite francaise


Après l'avoir vu trainer sur mes étagères pendant des mois, j'ai tout de même décidé de faire un effort et de l'ouvrir. Bon. Par acquis de conscience, j'ai lu l'introduction d'abord, qui, comme bien souvent, s'est contenté de me gâcher une partie du suspense plutôt que de me donner des pistes de lecture intéressantes...

La première partie était sympa; je garde une certaine tendresse pour les récits de l'exode de 1940. Un peu acerbe peut-être, mais distrayant. Rien de bien impressionnant néanmoins, si j'en crois la facilité avec laquelle je l'ai mis entre parenthèses pour aller lire un Lodge qu'on m'avait fraichement offert.

Puis bon, la mauvaise conscience aidant, je l'ai repris ensuite. Et là, je ne sais pas trop ce qui s'est passé, mais le roman a en quelque sorte, vraiment démarré. La deuxième partie est bien plus solide et talentueuse que la première, et la comparaison est frappante. Mais peut-être, plus intéressante encore est l'annexe, avec les notes de travail de l'auteure. Irène Némirovski n'a pas eu le temps de finir son livre. Elle est morte en déportation. Mieux, elle avait une conscience assez claire de ce qui l'attendait et s'est donc dépêchée d'écrire cette deuxième partie aussi vite que possible, pour au moins finir cela. Ce n'est pas seulement le roman, en soi, qui me fascine, mais ses conditions d'écriture. Comme quoi, sous pression, certaines personnes font des merveilles. Et cette partie la m'a rappelé Mme Bovary. Pas mal, quand m
ême...

Enfin, voir les notes, la structure des autres tomes, l'évolution des personnages est fascinant. C'est un peu le laboratoire du roman. Et pour un peu, de regret de devoir le laisser interrompu, on aurait envie d'écrire la suite...



mardi 25 mai 2010

l'Ecriture de l'exil

L'exil. C'est un mot dans lequel je me reconnais. Sa traduction géographique : aller d'un lieu à un autre, n'est souvent que le sommet de l'iceberg, cachant un autre exil, bien plus profond, celui d'une personne à une autre. Partir à l'étranger, et surtout, brûler les ponts derrière soi, pour que revenir soit aussi un exil, et non un retour, c'est avant tout prendre de la distance entre la personne qu'on est, et celle qu'on veut être. Choisir de partir du lieu où l'on a grandi, c'est pour beaucoup la chance - et la condition - du passage à l'âge adulte, mais aussi une déclaration d'indépendance, de prise de distance : mes racines sont sous mes pieds, et non ailleurs, donc je peux partir et aller les planter ailleurs, elles sont en moi, pas en un lieu; ou plutôt, si elles prennent en un lieu, je suis toujours libre de les prendre et de les planter ailleurs.


C’est le premier type d'exil, quitter la maison familiale. La plupart d'entre nous, fort heureusement, l’éprouvent une fois dans sa vie. Quitter son chez soi pour la maison de retraite peut être un exil inverse, que tout le monde n'est pas toujours prêt a faire. Cela veut dire accepter que ce soit la fin de la vie telle qu'on l’a le plus longtemps connue, sa vie d'adulte indépendant.

Changer de ville, c'est différent. C'est aller plus loin, mettre plus de distance entre soi et les autres, s'offrir la chance de se réinventer là où personne ne nous connait encore. Il faut être plus fort pour partir ainsi, mais il faut aussi avoir plus envie ou besoin d'être un autre. Il faut avoir des choses à quitter pour partir aussi loin. Ou avoir des ailes plus longues, plus grandes, qui demandent plus de place, une ville à soi, où l'on crée son monde, parce que le précédent n'est plus a la taille. Et bon, le monde du lycée, pour moi en tout cas, je n'avais certainement pas envie d'y continuer ma vie. Aller de l'avant dans le temps peut aussi être bouger dans l'espace, les villes apparaissant alors comme autant de marques temporelles pour rendre son expérience plus lisible, plus marquée aussi.

Changer de pays, là, c'est autre chose. Il faut ou beaucoup à gagner (emploi, liberté, quelqu'un à rejoindre), ou beaucoup à laisser derrière soi. A fuir. En général un peu des deux. Il faut bien plus de force pour celui-là, être contenu en soi-même, être son centre. L'exil dans la langue, et c'est ce qui m'intéresse en particulier, ajoute une dimension supplémentaire à cet exil. Quitter sa langue, et son pays, c'est couper tout lien avec sa naissance. C’est pour ainsi dire changer d'identité. Évidemment, les identités se gagnent, on peut embrasser la nationalité de son pays d'accueil, ou exhausser la sienne, ou on peut, insatisfait des deux, renoncer à toute nationalité et se dire citoyen du monde. Je suis de là où je suis, et non de là où je viens. Je me définis par qui je suis, et non qui j'étais, et encore, je suis la somme de tout. Mais je refuse d'être limitée à l'étiquette étriquée d'un pays ou d'une ville longtemps - souvent volontairement - quittés.

L'exil dans la langue, c'est la liberté absolue. Perdre son accent, c'est perdre toute étiquette et devenir pur potentiel, les gens ne peuvent plus décider à votre place qui vous étés (Allemand, donc telle qualité, tel défaut... Alsacienne, donc ci et ca). C'en est fini de ca, c'est la paix absolue. C’est la façon la plus simple de se réinventer. Parler et penser dans une autre langue opère un léger mais néanmoins réel et délectable dédoublement de votre être. On choisit la langue dans laquelle on pense, on devient libre, et on peut l'utiliser comme une arme. Changer brutalement de langue dans une dispute par exemple, prétendre ne pas comprendre ailleurs. Échapper. C’est l'excuse absolue, la liberté absolue. Finie la pollution des conversations quotidiennes dans le bus ou le café, écouter maintenant relève d'un choix conscient pour comprendre. Dans sa langue maternelle, ces parasites font irruption dans notre pensée, à l'étranger, dans une autre langue, ils toquent à la porte, et si on refuse d'écouter, cela devient un simple bruit comme un autre.
Penser dans une autre langue, c'est enrichir sa pensée, parce que la grammaire et les mots différent subtilement, on n'a pas le même rapport au tabou, on est plus libres dans une autre langue, plus audacieux, et on découvre et entend des choses qui passent inaperçues dans sa langue. C'est aussi la dernière façon, la façon ultime de bruler les ponts derrière soi. Si je le veux, je peux oublier que je suis française, pour aussi longtemps que je le souhaite, rayer ce pays et tous mes souvenirs, tout ce a quoi je peux vouloir échapper, de ma carte mentale, simplement en changeant ma langue. C'est une paix provisoire, mais totale... Une bouffée d'air.

Et s'exiler c'est s'enrichir, découvrir qui on est vraiment, seul là-bas, ses forces et ses faiblesses, se découvrir comme autre absolu face à un groupe d’autochtones et réfléchir sur son identité ; suis-je française, correspondé-je a l'image qu'ils en ont ? Le plus souvent, on n'est ni des leurs, et on n'a plus de nôtres, on les perd en partant, on y renonce volontairement. Les gens qui partent, sans prendre de billet de retour, ne sont plus vraiment ce qu'ils étaient, ne sont pas si Français, ou Allemands, ou Italiens (qu'est-ce qu'une nation de toute façon, sinon l'ensemble de tous ses individus différents). Ce qu'on ne voit pas, ou qu'on veut ignorer, c'est qu'ils ne l'ont jamais vraiment été, que l'exil n'arrive pas du jour au lendemain mais qu'il a toujours été la. Simplement, un jour, quelqu'un décide de le rendre visible, palpable, et traverse une frontière.

Au tango, il y a deux positions : en ouvert (loin) et en ferme (près). Pour certains danseurs, certains mouvements ne se font bien qu'en ouvert. En général, je préfère danser en ouvert. C’est l’illusion de contrôler ce qu’on fait, et de le faire par et pour soi.

NB.: je ne parle ici que de l'exil volontaire et ne prétends pas savoir ce que c'est que d'être forcée à quitter son pays.
Quoique parfois, la limite entre les deux n'est pas si claire.

jeudi 29 avril 2010

Roméo et Juliette - Krzysztov Pastor



Passe en ce moment Au City Festival Theater d’Edinburgh. Il vaut bien le déplacement.

Il est divisé en trois tranches temporelles, l’Italie des années 30, 50 et 90. La première correspond à la rencontre des amants, à la légèreté – quoi que la tension entre les deux clans soit déjà bien là. La seconde à leur union, et à la mort de Mercutio. La troisième, bien plus courte et plus difficile à identifier, vu qu’il n’y a qu’un entracte entre les années 30 et 50, correspond à la mort des amants. C’est censé montrer combien leur histoire est intemporelle et peut s’inscrire n’ importe où, ni’importe quand. Certes. Je n’ai pu m’empêcher, cependant, avec les robes (magnifiques), de trouver à tout le ballet un petit côté West Side Story, pas déplaisant finalement, mais pas nécessairement pertinent non plus – surtout quand c’est pendant la fameuse scène du balcon que cela me vient à l’esprit.

Esthétiquement et chorégraphiquement parlant, il est très beau. Les deux clans ont chacun leur langage chorégraphique. On notera la performance de Mercutio, absolument fabuleuse. Il attirait d’autant plus l’œil que son danseur est noir, habillé tout de blanc, d’une belle musculature ; rendant le contraste avec les Capulet, tout en noir, fins et longs, d’autant plus saisissant. Néanmoins, l’identité de chaque clan était représentée de façon peut-être un peu surprenante, dans la mesure où à les regarder, par les costumes, et par leur interactions avec les Montaigu, on en ressort avec l’impression que les Capulet sont en fait ces militaires de carrière, sans sens de l’humour, qui se prennent trop au sérieux, eux, leur race, leur clan (dans l’Italie des années 30, je n’ai pu m’empêcher de me demander si on était censés les voir comme les méchants fascistes…), face à la fraicheur et à la légèreté des Montaigu. On a vite fait de les relire en « bons » et « mauvais ». Les morts, néanmoins, mettant les deux clans sur le même pied, viennent corriger cette impression. L’esprit de clan, chez les Capulet, était également souligne par le couple aux allures régales des parents de Juliette. Autorité, élégance, intelligence, mais aussi dureté se dégageaient de leur danse. A travers eux, on sentait également l’opposition entre l’ancienne société des castes, dont ils sont les derniers représentants, intemporels, et les Montaigu, vivante famille joyeuse et blagueuse où tous sont égaux. La mère de Juliette est peut-être la plus belle prestation de ce ballet, sa danse est magnifique, et son costume parfait, une belle robe noire, longue, ample, brillante comme une nappe de pétrole qui rend impossible de détacher les yeux de la danseuse, des qu’elle entre sur scène. Sans compter l’autorité qu’elle dégage avec son mari. Elle commande l’attention. Et elle a un petit quelque chose qui m’a fait l’identifier, bien contre mon grec car cela n’a rien à voir, avec Narcissa Malfoy. Avec ce qu’on attendrait d’élégance, de grâce, de beauté, de possession de soi de Narcissa Malfoy. Bref, trop de références tue la référence…

Le couple d’amant, dans tout cela, pourrait être terne. Il ne l’était pas, il était adéquat dirais-je. Il a montré tout ce qu’on attend, d’innocence, d’amour et de poésie de Roméo et Juliette, mais sans plus. Et leur très belle mort, très bien dansée, très émouvante, m’a semblée quelque peu gâchée par le débarquement du reste de la troupe sur scène, en habits des années 90, quand on était encore suspendu a la douce tragédie qui venait d’avoir lieu sous nos yeux. Grosse rupture de ton, voulue évidemment tout comme le choix de ne plus différencier les deux clans, ni par les vêtements, ni par la danse, unis par la perte peut-être, ou le temps a usé les querelles. Toujours sont-ils que Roméo et Juliette ne reposeront toujours pas ensemble.

Nous avons eu la chance d’avoir un orchestre, et non un enregistrement, quoique son interprétation de la danse des sabres, au départ, si différente de ma version par Myung Wung Chun a presque gênée ma perception du ballet, tant j’ai été choquée de la différence. Puis la danse m’a portée, j’ai oublié et ce n’était plus si terrible. Le deuxième acte en tout cas, pour les passages les plus dramatiques, pour le duel, n’aurait certes pas eu le même effet sans les cuivres et les percussions de l’orchestre. Cela fait du tout une belle expérience – spécialement pour Mercutio et la mère de Juliette.


http://www.youtube.com/watch?v=xRCKWWmGBbI
(je précise, hier soir la mere de Juliette etait blond tres pale)

jeudi 18 février 2010

Genèse de Racines inverses

La première fois que je rencontrai Semprun, ce n’était pas Le Livre. C’était Le Grand Voyage ». Une lecture imposée. Et pourtant. C’était un lundi après-midi pluvieux, gris, hivernal, il faisait froid. Mon père faisait des travaux dans la maison, impliquant nécessairement une machine et beaucoup de bruit. Je m’enfermai chez moi – j’avais un bureau. Dans le fauteuil le plus protégé, entre la lampe et la bibliothèque, sous lumière artificielle, tamisée, disque en boucle. Et je partis pour Le Grand Voyage, me tournant et retournant pour rester dans la tâche de lumière de la lampe, me passionnant pour le Gars de Saumur. Je le lus d’une traite. J’avais seize ans.

L’année d’après, je n’y pensais plus, c’était l’année du Bac. Primo Levi était au programme. Notre professeur nous avait préparé pour le retour des vacances de février un petit questionnaire sur divers livres, dont L’Ecriture ou la vie, de Semprun. Je voulais lui plaire, dans mon esprit d’adolescente, elle pointa longtemps l’idéal et lui ressembler, c’était s’échapper. Un mercredi après-midi des vacances, je m’installai à nouveau dans mon bureau, une tour d’ivoire au dernier étage de la maison familiale, isolée du reste des pièces par un couloir. Ma chambre était très lumineuse, très gaie, dorée, elle rompait avec le reste de la maison. C’était son but. Elle devait m’offrir un espace autre où je puisse penser en paix, seule et loin des autres. Je choisis l’autre fauteuil cette fois, près de la fenêtre, pour profiter de la lumière de ce début d’après-midi frileux. Faisant dos au radiateur, je me recroquevillai, me préparai à plonger dans un livre et sortir du froid et du gris.

Le livre en question, dès le départ, me décontenança. L’autre m’avait habituée aux prolepses et analepses, au refus du suivi d’une trame chronologique. Celui-ci s’en différenciait néanmoins par sa presque absence de trame narrative. Nous travaillions sur les camps, j’attendais un journal des camps, ou un livre sur écrire dans les camps.

Semprun faisait autre chose. Il parlait des camps, en effet, satisfaisant la curiosité viscérale que j’ai toujours pu éprouver jusqu’à l’obsession pour ce que je ne peux comprendre. On parle souvent du « Radikal Böse » des camps, de l’expérience de l’extrême. Malgré toutes mes lectures, je ne pouvais le raconter, le résumer, à peine le concevoir, certainement pas l’éprouver, seul moyen pour moi de le comprendre. Semprun m’en donna donc des bribes choisies, croustillantes : les abat-jour en peau de prisonniers tatoués par exemple. Ça c’était choquant, ça me parlait, ça m’intriguait, mais je butais toujours. A 17 ans, j’étais incapable de penser ni la perversité, ni la psychopathie.

Semprun offrait également autre chose qui scella mon goût, ma passion violente pour ce roman : les aperçus de l’avant et de l’après : la jeunesse en hypokhâgne option philosophie à Henri IV. Je partageais son rêve et m’y identifiais. Il mêlait réflexions, dialogues et récits, et méditait sur comment écrire, rapporter cette expérience. Deux choses frappèrent mon entendement romantique. La pensée qu’entre écrire et vivre, il faut faire un choix. L’écriture ou la vie, est l’écriture de ce drame où « ou » a un sens d’exclusion. Le titre, provisoire, en était « l’écriture ou la mort ». Semprun ne pouvant aller de l’avant, faire son deuil de ces années, les surmonter, pensait devoir écrire pour les exorciser. Ecrire confinant cependant à revivre, il ne s’en sentait plus la force et pensait que cela le tuerait. Cela entrait en pleine résonance avec ma conception en tout ou rien de la vie, où le héros est récompensé, tel Abraham, lorsqu’il consent à sacrifier ce qu’il a de plus cher. Ce sacrifice une fois accepté le sauve et lui donne accès à un plan de vie supérieure.

Semprun en acceptant d’écrire rejoignait ses prédécesseurs héroïques dans mon panthéon imaginaire, et ayant existé, prouvait le bien fondé de mes convictions. Le titre changea en « l’écriture ou la vie » quand Semprun, ayant passé l’épreuve du feu, reconnu que ce en quoi il acceptait de remettre sa vie la lui rendait. Héroïsme récompensé, et ma vision du monde validée.

La flatterie de mes conceptions adolescentes ne fut pas la seule chose que je tirais de cette lecture. Cette seconde chose, qui eut pour moi l’effet d’une bombe à retardement, à explosion prolongée, et scella mon choix de la littérature devant l’histoire et la philosophie entre lesquelles j’hésitais alors. Un passage, le nœud du roman, est consacré à un débat sur la meilleure façon de transmettre l’expérience concentrationnaire. Diverses formes sont confrontées : l’histoire, le documentaire, le témoignage. Elles sont néanmoins laissées de côté pour faillir à donner plus que des faits, aussi terribles et choquants soient-ils. Ils ne donneront jamais accès à l’horreur blanche de ce qu’ont vécu ces exilés dans l’enfer des camps. Une forme le peut, la fiction, le roman : en rendant possible l’identification du lecteur, elle lui permet de donner cours à son empathie naturelle, elle touche, elle émeut. Ces mots me frappèrent en plein cœur et y restèrent. C’était pour moi la clef d’accès à un autre monde, l’enrichissement de ma maigre expérience de milliers d’autres, la possibilité d’ouvrir mon esprit, de lui faire engloutir ce qui jusqu’alors m’échappait.

Ce livre marqua mon dévouement à la littérature. Je devais rendre hommage au choix de Semprun, écrire envers et contre tout, dont je voulais embrasser l’héroïsme ; et voyait la littérature comme une étude de la vie elle-même, à laquelle je ne pouvais procéder de face. Elle était le filtre, le pont d’accès vers ces expériences qui, à vif, à l’état brut, étaient trop loin de moi pour que j’osas les affronter. La littérature m’offrait tout cela. Je décidai de le lui rendre en m’en faisant provisoirement l’un des eunuques.

Cette même raison, qui scella mon goût pour ce livre, et me le fit emmener des années durant partout avec moi, sans le toucher, mais pour à sa vue me rappeler et m’inciter à aller de l’avant ; cette même raison décida aussi de mon émancipation de la figure tutélaire de Semprun.

Il avait été mon modèle, le héros d’un monde où pour avoir tout, on doit accepter de tout mettre dans la balance, quitte à n’avoir plus rien. Mais ma vie avait changé, et je me sentais à l’étroit dans ce livre. Je dus faire un choix. Je voulais travailler sur la littérature des camps en année de mémoire, prendre à bras le corps ce problème de la transmission de l’expérience. Une amie éclairée m’avisa que pour ce faire, je devrai sortir du cocon protecteur de la littérature où je m’étais exilée pour aller rencontrer ceux des écrivains toujours en vie. Elle savait que cette pensée, et pour cause jusque là occultée, me paniquerait : risquer de voir l’émotion brute, l’émotion non gardée par les bornes des lignes et des pages d’un livre, devoir admettre que ce que j’éprouvais le temps d’un livre dont je pouvais m’échapper en le fermant, avait été leur lot des mois durant… je préférais rester dans cette zone sûre où je pouvais encore aisément refouler dans un coin de mon esprit la conscience de la réalité insoutenable des camps.

J’y renonçais donc ; un intérêt concurrent se faisait jour, je m’évadais dans cet autre

monde pour oublier ma défaite. J’avais depuis un an commencé à lire en langue étrangère, en anglais. C’était une langue dans laquelle je n’étais point forcée de lire quoi que ce soit, et dont la musique, que je découvris dans les vers d’Emily Brontë, de Wilde et d’Auden, exerçait sur moi outre l’attrait de la nouveauté, un charme fascinant. En chinant, j’achetai un jour Dancer, de Collum McCann, pour son titre, étant moi-même une danseuse contrariée, et sa couverture aux couleurs chaudes, qui n’était pas sans parenté avec celle de Semprun, brune elle aussi.

La lecture m’en fut ardue : comme Semprun, McCann, dans une langue gouailleuse, sautait de scène en scène, de narrateur en narrateur. Pour une lectrice non avertie comme je l’étais alors, c’était extrêmement déroutant. S’y alliaient une sécheresse d’écriture, une exécution des phrases qui semblaient comme autant de coups de poing évéillatoires à la face du lecteur. Je ne compris même pas tout. Mais dans cette vision embrumée que j’en avais, Rudolf Noureev émergea. Je ne le connaissais absolument pas. Il ressuscita en moi quelque chose des Claude Bessy et autres danseuses de mon enfance, auxquelles je m’identifiais comme la femme que j’aurais pu être si je n’avais choisi la littérature. Précisément, elle me rendait ce jour-là la danse.

Ce que Noureev ajouta, et qui créa le choc en moi, fut de trouver dans l’excessivité généralisée de cet être de feu une forme de reconnaissance, d’appartenance au lieu symbolique de son livre comme un endroit où je pouvais habiter. Semprun m’avait construite intellectuellement, Noureev allait le faire humainement. Il m’offrait l’exemple d’un possédé qui canalise le feu qui le ravage en un art de rigueur et d’excellence. Noureev, personnification de l’outrance même, était cet être qui avait pu, tous les matins, a fortiori les lendemains de Bacchanale, faire ses exercices de barre. Il était celui qui, sautant gracieusement dans le Concorde, pouvait intercaler un soir à Londres quand il était engagé les autres soirs à New York. Il avait choqué, enthousiasmé et révolutionné son milieu. Il avait quitté sa patrie, la Russie, pour rejoindre son pays, la danse. Accusé de tous les excès, il n’en était pas moins un modèle de minutie, d’exigence et de précision parmi ses pairs. Etre tout en contraste que la prose agressive comme un scalpel de Collum McCann rendait à plein.

Noureev était l’être sans concession, excessif que je me sentais être, dont j’étais parfois prisonnière. Il offrait le modèle d’une sortie de la stérilité par l’action. Il a vécu la danse, elle polarisé sa vie, de sa routine quotidienne à son exil de Russie ; il su faire plier le genou à la bête fugueuse qu’il portait en lui. Noureev était la réalisation d’une passion portée à son excès, réalisation métaphorisée par la maîtrise absolue du corps, modèle qui ne pouvait que me parler quand j’avais poursuivi ce même idéal dont la perte coupait mon souffle. Il ramena la danse dans ma vie, et avec elle la possibilité d’une maîtrise. Son admiration me fit embrasser amoureusement une discipline qui jusque là me filait entre les doigts. Il donnait légitimité à mon être, me permettant de coïncider avec moi-même et d’en tirer quelque chose de beau, il m’apprit à « danser dans les chaînes » où jusque là je me débattais. Je devins libre. Après l’eunuque, Alcandre.

Ces deux livres sont toujours mes deux livres de chevet, qui me suivent en quel pays que j’aille. Je n’ai lu chacun qu’une fois, dans un état second, et en restai si bien marquée qu’il me semble les connaître par cœur, chapitre par chapitre, entés en moi. Ils furent le greffon qui fit pousser mes racines vers l’intérieur. Ils sont le principe originel qui garde vivant le brasier, cette force intérieure dont ils sont les garde-fous et qui toujours me pousse, me fait partir cherchant irrémédiablement mon lieu, quand ils ont fait de moi une étrangère en mon propre pays, en ma propre langue. (Mai 2009).








vendredi 15 janvier 2010

Irréversible


ou beaucoup de bruit pour finalement.... pas grand chose ? Non pas au niveau qualité du film, mais de sa violence. Combien de récits qui frôlent bientôt la légende urbaine avons-nous tous entendu sur le film ? Untel l'a vu et depuis ne supporte plus la vue des films d'horreur. Untel n'a pas pu dépasser les 10 premières minutes, sa femme les cinq. Un autre a vu le début et "ouais c'est bon, ça va j'ai compris...". Enfin, que de récits de gens traumatisés qui errent maintenant dans nos rues d'avoir vu un type se faire démonter la tête à coup d'extincteur. Scène d'un "grand réalisme"...

Bon, sans commentaire sur le réalisme visuel de cette scène, sur lequel je ne suis pas d'accord, mon premier problème avec la réputation du film, c'est la scène de viol ! LA SCÈNE DE VIOL ! Qui dure des lustres ! Un seul plan du début à la fin. Et ça alors ? Ça se regarde sans ciller peut-être ? Ça ne choque pas peut-être ? Je n'arrive pas, ne serait-ce que pour une seconde, à concevoir comment le meurtre du début, malgré toute sa sauvagerie arrive à passer devant cette scène-là. Là, franchement, ça me dépasse, et ça me met en colère. Pour un peu, j'aurais envie d'être vaguement féministe sur les bords et d'émettre l'hypothèse que c'est parce que les principaux spectateurs en sont des hommes, donc forcément, ça ne leur fait pas le même effet qu'à moi. J'imagine... Je ne sais pas, peut-être est-ce de la mauvaise foi de ma part.

Secundo. Les principales critiques des traumatisés viennent de gens qui regardent la série des Saw sans ciller, qui sont des grands fans des films d'horreur, de Hostel et toute la série du genre. Là encore, je m'interroge, il est où le problème ? Parce que pour le peu que je sais de Saw 1, par exemple, le niveau de cruauté et d'horreur y est bien supérieur, donc logiquement, j'ai du mal à comprendre que ces spectateurs-là soient dérangés par Irréversible. Une hypothèse, la différence principale, c'est que si les deux sont des fictions, Irréversible est un cauchemar extrêmement réaliste, et ça, peut-être, le rend insoutenable. C'est tout à l'honneur de ces spectateurs, dans ce cas, de ne pas pouvoir regarder un type se faire assassiner, ou une femme se faire violer. Mais c'est aussi d'une hypocrisie folle. Là, pour le coup, Gaspar Noe ne fait que montrer ce qui se passe dehors, ce qui arrive tous les jours. C'est peut-être précisément ça, le problème... Mais si on veut faire une gradation du pire, dans ce cas, où est-ce qu'on met Le Choix de Sophie, ou Shooting Dogs, par exemple, pour n'en citer que deux, tant qu'à être traumatisée par la réalité, je le suis bien plus à regarder en face le désistement des casques bleus au Rwanda qui a coûté la vie à 800 000 Tutsis. Et il faut aller les lire, ensuite, les récits des survivants, c'est d'une horreur absolue. Et du reste, pour en revenir au film, salut à l'idée d'introduire un imbécile de passant dans le fond du tunnel qui reste planté assez longtemps pour comprendre qu'il a un viol sous les yeux avant de se sauver en courant. Ça aussi, c'est très réaliste. C'est navrant aussi. Ici aussi, on peut proposer un interprétation sexiste, et dire, le viol ne me choque pas (il me dégoutte et me met en colère), parce que je m'y attends, non dans le film, mais dans la vie de tous les jours, donc forcément, si je me dis que je pourrai être à sa place, qu'il s'en faut de peu que je l'ai été, je ne suis pas choquée, parce que ce serait tourner la tête, au contraire, je regarde, parce que mon empathie est totale, et que je veux voir qu'elle reste en vie à la fin, qu'il y a de l'espoir, un minimum d'espoir, et que je suis pendue, souffle coupée, à ce moment où les coups vont enfin s'arrêter...

Une autre catégorie de spectateurs est choquée non par le contenu du film, mais par le fait qu'on porte cela à l'écran, que Noe ait pu juger intéressant d'aller si loin dans une représentation de la violence gratuite (encore que cette gratuité soit complètement discutable à mon sens). Est-ce que ça vaut la peine ? Le problème de ce genre de film, c'est qu'il classe toujours, à un moment, les spectateurs en deux catégories, ceux qui sont choqués, et ont leurs raisons, et ceux qui ne le sont pas, et défendent à tout prix le film, parce que ce qui est choquant est forcément l'avant-garde, et défendre l'avant-garde c'est un signe d'intelligence, de progrès, blablabla. Souvent, certaines personnes ne se demandent même pas quelle est la qualité du film, savoir qu'il choque suffit à leur faire vouloir le défendre bec et ongle et à se poser en intello chantre du progrès dans les arts... Pour en revenir à ma question, je ne suis pas sûre qu'il soit opportun de représenter tant de violence, et que si le propos en est de se classer au box office par le scandale qui en découle, ça ne vaut pas la peine.

Maintenant, je dirai que Noe a une façon intéressante de représenter son sujet. Au départ, je trouvais la manie de la réversibilité, du tournis de la caméra facile, gratuite et prétentieux. Le réalisateur a trouvé l'effet du siècle, il est tout content, il en use et en abuse. Et puis aussi, l'idée que oh, on peut tout retourner, (les titres, la caméra, monter le film à l'envers etc), sauf le temps et la réalité... elle a aussi ses limites. Mais quand on lutte contre la nausée, le mal de tête, qu'on arrive à la fin, où c'est filmé "normalement", sans mouvements intempestifs de la caméra, donc en fait au début - l'après-midi avant les faits, on comprend quelque chose, je trouve. On voit l'état dans lequel Marcus et Pierre se trouvent; je ne peux pas m'empêcher de penser, vu que la caméra commencer à partir dans tous les sens à partir du moment où ils partent en quête vengeresse, que c'est ce qu'ils ressentent, la façon dont ils voient et comprennent le monde autour d'eux, soit mal, parce qu'ils sont totalement choqués, et pour Marcus, également drogué. Plus la chasse progresse, plus ils sont à cran, moins leur perception des choses est claire. Le meurtre devient le point d'acmé de toute cette tension et cette désorientation croissante dont souffrent les deux hommes. Et que Pierre n'ait pas manifesté de colère explosive comme Marcus ne signifie absolument pas qu'il était moins sous le choc, sans compter l'effet de catalyseur que la menace de viol cette fois sur Marcus a pu avoir sur lui...

Est-ce qu'Irréversible est un bon film, du coup ? Il me semble. Un bon film, mais un sale film. Qu'est-ce qui en fait un bon film, ou du moins, un film digne d'intérêt selon moi ? Depuis des siècles, le but de la littérature est de faire éprouver au lecteur une certaine variété d'émotions que l'auteur ou le poète s'efforce de recréer dans son texte. Les moyens, les artifices en sont multiples et variés, et en général efficaces. Au cinéma, à ma connaissance en tout cas, l'accent était pendant longtemps mis sur l'empathie. On se servait de la narration, on essayait de choquer d'une façon ou d'une autre, de toucher, pour faire éprouver, mais on restait relativement sage jusqu'aux années 90. Il n'est pas étonnant qu'Orange mécanique soit si marquant dans l'histoire du cinéma vu que c'est pour ainsi dire avec lui qu'on commence à exploiter la caméra de façon différente pour montrer l'intériorité d'un personnage, non en montrant ce qu'il pense (cf. le personnage de Tom Cruise dans Eyes Wide Shut, hanté par les images de sa femme adultère), mais par les mouvements de caméra (cf. l'accélération et le "tournis" pour la scène de sexe quand le personnage principal d'Orange mécanique ramène deux filles chez lui...). Noe me paraît s'inscrire dans cette lignée. D'un côté, monter le film à l'envers et tourner la caméra dans tous les sens montre qu'on peut tout retourner, sauf les faits; de l'autre, le sentiment de malaise du spectateur, de désorientation profonde est celui du personnage. Prenez la descente dans le club, le Rectum (quel nom...!), on entr'aperçoit des choses, et on veut que la caméra revienne, parce qu'on a pas vu, on n'est pas sûrs d'avoir bien vu, on ne comprend rien à ce qu'on voit. Marcus, quand il y marche, vit exactement la même chose, sur place, et dans des meilleures conditions de perception, il est tout aussi incapable de comprendre ce qu'il voit - parce que ça sort des cadres habituels, parce qu'il est fou de rage. En prise aux émotions fortes (stress, panique, colère), un certain nombre de zones du cerveau se ferment, pour ainsi dire, et on fonctionne avec ce qu'il reste (cf. l'impression d'avoir la tête vide aux examens - traduction physiologique de la panique).

Quant au message du film "le temps détruit tout", nombreux sont ceux qui soulignent que ça n'a rien à voir avec le film. Certes, je dirais que ce n'est pas parce Noe le marque en grand à la fin que ça en fait le message ou la morale du film. Et, si on veut jouer un peu, et qu'on le prend à l'envers, ça ne donne "rien ne détruit le temps", qui du coup paraît bien plus pertinent...




jeudi 15 octobre 2009

The Reluctant Fundamentalist, Mohsin Hamid

Un livre qui offre plus d'un défi. Le premier est peut-être celui de son titre. Quand je l'ai vu, il a titillé mon intérêt, j'ai lu le synopsis, mais me suis dit "mhummm, non", pas envie de lire un livre où la religion est encore au centre - cf. The Abstinence Teacher. Puis j'ai découvert qu'il passait présenter son livre à l'Université, et on ne rate pas une occasion d'écouter un auteur parler de son texte quand il vient le faire à domicile. Et son livre ne parle en fait pas plus de religion qu'un autre. Je pense au contraire que les fondamentaux sont ceux du métier du personnage principal, Chavez, consultant en stratégie, auxquels le temps passant il a de plus en plus de mal à se tenir.

Le second défi est celui de la forme. le livre se lit comme un long monologue, qui, selon l'auteur, rend le texte peut-être plus créatif, car il force le lecteur à prendre position sur le texte, à imaginer ce qui se passe réellement, dans ce dialogue tronqué entre un Pakistanais et cet homme croisé dans la rue qu'il prend pour un Américain et à qui il raconte son histoire.

Celles-ci a plusieurs trames, la situation d'énonciation pourrait nous mettre dans un thriller (comment un Pakistanais et un Américains peuvent-ils ne pas finir par s'entre-tuer juste après 9/11?), mais il raconte également l'histoire d'un étranger, jeune diplômé d'Harvard, qui a fait ses études grâce à des bourses (donc qui n'appartient doublement pas), tiraillé entre deux identités : la Pakistanais qu'il a cessé d'être tout en le restant, l'Américain qu'il n'en finit pas de devenir, faute de jamais pouvoir l'être. Il est intéressant d'ailleurs, de souligner qu'il se dit bien plus New Yorkais qu'Américain. Les grandes villes ont cet effet magique et apaisant sur les exilés.

Si être émigré n'était pas déjà asse dur, sa vie se complique après 9/11 qui, lorsqu'il l'apprend, lui arrache, malgré lui, un sourire. Nouveau défi pour le lecteur occidental, mais à ce point du livre, il est hors de question de ne pas savoir la fin, de ne pas savoir pourquoi il sourit. Il sourit parce qu'il n'est pas Américain, qu'il n'appartient pas à cet endroit, n'y appartiendra jamais, et que c'est si dur d'y vivre ainsi, de maintenir une identité uniforme dans ces conditions. Il sourit parce que ça à qui tout sourit et qui parfois donnent l'impression d'être supérieurs à tous les autres sont à genou. Il sourit car, qu'il le veuille ou non, il est forcé de reconnaître son appartenance à une communauté. Il peut sourire et désapprouver la mort d'innocents et le terrorisme. On peut penser, être une chose et son contraire, et ce livre le prouve avec maestria.

Et il n'est pas à un paradoxe près, sur la trame politico-personnelle se superpose une trame amoureuse. Erica, dont Chavez tombe éperdument amoureux, est amoureuse d'un mort, son amour d'enfant emporté par un cancer. Et autant elle lutte, autant la nostalgie, un sentiment important pour M. Hamid, et pour tout exilé, volontaire ou non, autant la nostalgie la rattrape et l'emporte.

Comment vivre sa vie, au fond, demande le livre ? Faut-il donner dans le passé ? Essayer de n'être qu'un seul, de retenir, son identité, à toute force, contre l'espace et le temps ?