La première fois que je rencontrai Semprun, ce n’était pas Le Livre. C’était Le Grand Voyage ». Une lecture imposée. Et pourtant. C’était un lundi après-midi pluvieux, gris, hivernal, il faisait froid. Mon père faisait des travaux dans la maison, impliquant nécessairement une machine et beaucoup de bruit. Je m’enfermai chez moi – j’avais un bureau. Dans le fauteuil le plus protégé, entre la lampe et la bibliothèque, sous lumière artificielle, tamisée, disque en boucle. Et je partis pour Le Grand Voyage, me tournant et retournant pour rester dans la tâche de lumière de la lampe, me passionnant pour le Gars de Saumur. Je le lus d’une traite. J’avais seize ans.
L’année d’après, je n’y pensais plus, c’était l’année du Bac. Primo Levi était au programme. Notre professeur nous avait préparé pour le retour des vacances de février un petit questionnaire sur divers livres, dont L’Ecriture ou la vie, de Semprun. Je voulais lui plaire, dans mon esprit d’adolescente, elle pointa longtemps l’idéal et lui ressembler, c’était s’échapper. Un mercredi après-midi des vacances, je m’installai à nouveau dans mon bureau, une tour d’ivoire au dernier étage de la maison familiale, isolée du reste des pièces par un couloir. Ma chambre était très lumineuse, très gaie, dorée, elle rompait avec le reste de la maison. C’était son but. Elle devait m’offrir un espace autre où je puisse penser en paix, seule et loin des autres. Je choisis l’autre fauteuil cette fois, près de la fenêtre, pour profiter de la lumière de ce début d’après-midi frileux. Faisant dos au radiateur, je me recroquevillai, me préparai à plonger dans un livre et sortir du froid et du gris.
Le livre en question, dès le départ, me décontenança. L’autre m’avait habituée aux prolepses et analepses, au refus du suivi d’une trame chronologique. Celui-ci s’en différenciait néanmoins par sa presque absence de trame narrative. Nous travaillions sur les camps, j’attendais un journal des camps, ou un livre sur écrire dans les camps.
Semprun faisait autre chose. Il parlait des camps, en effet, satisfaisant la curiosité viscérale que j’ai toujours pu éprouver jusqu’à l’obsession pour ce que je ne peux comprendre. On parle souvent du « Radikal Böse » des camps, de l’expérience de l’extrême. Malgré toutes mes lectures, je ne pouvais le raconter, le résumer, à peine le concevoir, certainement pas l’éprouver, seul moyen pour moi de le comprendre. Semprun m’en donna donc des bribes choisies, croustillantes : les abat-jour en peau de prisonniers tatoués par exemple. Ça c’était choquant, ça me parlait, ça m’intriguait, mais je butais toujours. A 17 ans, j’étais incapable de penser ni la perversité, ni la psychopathie.
Semprun offrait également autre chose qui scella mon goût, ma passion violente pour ce roman : les aperçus de l’avant et de l’après : la jeunesse en hypokhâgne option philosophie à Henri IV. Je partageais son rêve et m’y identifiais. Il mêlait réflexions, dialogues et récits, et méditait sur comment écrire, rapporter cette expérience. Deux choses frappèrent mon entendement romantique. La pensée qu’entre écrire et vivre, il faut faire un choix. L’écriture ou la vie, est l’écriture de ce drame où « ou » a un sens d’exclusion. Le titre, provisoire, en était « l’écriture ou la mort ». Semprun ne pouvant aller de l’avant, faire son deuil de ces années, les surmonter, pensait devoir écrire pour les exorciser. Ecrire confinant cependant à revivre, il ne s’en sentait plus la force et pensait que cela le tuerait. Cela entrait en pleine résonance avec ma conception en tout ou rien de la vie, où le héros est récompensé, tel Abraham, lorsqu’il consent à sacrifier ce qu’il a de plus cher. Ce sacrifice une fois accepté le sauve et lui donne accès à un plan de vie supérieure.
Semprun en acceptant d’écrire rejoignait ses prédécesseurs héroïques dans mon panthéon imaginaire, et ayant existé, prouvait le bien fondé de mes convictions. Le titre changea en « l’écriture ou la vie » quand Semprun, ayant passé l’épreuve du feu, reconnu que ce en quoi il acceptait de remettre sa vie la lui rendait. Héroïsme récompensé, et ma vision du monde validée.
La flatterie de mes conceptions adolescentes ne fut pas la seule chose que je tirais de cette lecture. Cette seconde chose, qui eut pour moi l’effet d’une bombe à retardement, à explosion prolongée, et scella mon choix de la littérature devant l’histoire et la philosophie entre lesquelles j’hésitais alors. Un passage, le nœud du roman, est consacré à un débat sur la meilleure façon de transmettre l’expérience concentrationnaire. Diverses formes sont confrontées : l’histoire, le documentaire, le témoignage. Elles sont néanmoins laissées de côté pour faillir à donner plus que des faits, aussi terribles et choquants soient-ils. Ils ne donneront jamais accès à l’horreur blanche de ce qu’ont vécu ces exilés dans l’enfer des camps. Une forme le peut, la fiction, le roman : en rendant possible l’identification du lecteur, elle lui permet de donner cours à son empathie naturelle, elle touche, elle émeut. Ces mots me frappèrent en plein cœur et y restèrent. C’était pour moi la clef d’accès à un autre monde, l’enrichissement de ma maigre expérience de milliers d’autres, la possibilité d’ouvrir mon esprit, de lui faire engloutir ce qui jusqu’alors m’échappait.
Ce livre marqua mon dévouement à la littérature. Je devais rendre hommage au choix de Semprun, écrire envers et contre tout, dont je voulais embrasser l’héroïsme ; et voyait la littérature comme une étude de la vie elle-même, à laquelle je ne pouvais procéder de face. Elle était le filtre, le pont d’accès vers ces expériences qui, à vif, à l’état brut, étaient trop loin de moi pour que j’osas les affronter. La littérature m’offrait tout cela. Je décidai de le lui rendre en m’en faisant provisoirement l’un des eunuques.
Cette même raison, qui scella mon goût pour ce livre, et me le fit emmener des années durant partout avec moi, sans le toucher, mais pour à sa vue me rappeler et m’inciter à aller de l’avant ; cette même raison décida aussi de mon émancipation de la figure tutélaire de Semprun.
Il avait été mon modèle, le héros d’un monde où pour avoir tout, on doit accepter de tout mettre dans la balance, quitte à n’avoir plus rien. Mais ma vie avait changé, et je me sentais à l’étroit dans ce livre. Je dus faire un choix. Je voulais travailler sur la littérature des camps en année de mémoire, prendre à bras le corps ce problème de la transmission de l’expérience. Une amie éclairée m’avisa que pour ce faire, je devrai sortir du cocon protecteur de la littérature où je m’étais exilée pour aller rencontrer ceux des écrivains toujours en vie. Elle savait que cette pensée, et pour cause jusque là occultée, me paniquerait : risquer de voir l’émotion brute, l’émotion non gardée par les bornes des lignes et des pages d’un livre, devoir admettre que ce que j’éprouvais le temps d’un livre dont je pouvais m’échapper en le fermant, avait été leur lot des mois durant… je préférais rester dans cette zone sûre où je pouvais encore aisément refouler dans un coin de mon esprit la conscience de la réalité insoutenable des camps.
J’y renonçais donc ; un intérêt concurrent se faisait jour, je m’évadais dans cet autre
monde pour oublier ma défaite. J’avais depuis un an commencé à lire en langue étrangère, en anglais. C’était une langue dans laquelle je n’étais point forcée de lire quoi que ce soit, et dont la musique, que je découvris dans les vers d’Emily Brontë, de Wilde et d’Auden, exerçait sur moi outre l’attrait de la nouveauté, un charme fascinant. En chinant, j’achetai un jour Dancer, de Collum McCann, pour son titre, étant moi-même une danseuse contrariée, et sa couverture aux couleurs chaudes, qui n’était pas sans parenté avec celle de Semprun, brune elle aussi.
La lecture m’en fut ardue : comme Semprun, McCann, dans une langue gouailleuse, sautait de scène en scène, de narrateur en narrateur. Pour une lectrice non avertie comme je l’étais alors, c’était extrêmement déroutant. S’y alliaient une sécheresse d’écriture, une exécution des phrases qui semblaient comme autant de coups de poing évéillatoires à la face du lecteur. Je ne compris même pas tout. Mais dans cette vision embrumée que j’en avais, Rudolf Noureev émergea. Je ne le connaissais absolument pas. Il ressuscita en moi quelque chose des Claude Bessy et autres danseuses de mon enfance, auxquelles je m’identifiais comme la femme que j’aurais pu être si je n’avais choisi la littérature. Précisément, elle me rendait ce jour-là la danse.
Ce que Noureev ajouta, et qui créa le choc en moi, fut de trouver dans l’excessivité généralisée de cet être de feu une forme de reconnaissance, d’appartenance au lieu symbolique de son livre comme un endroit où je pouvais habiter. Semprun m’avait construite intellectuellement, Noureev allait le faire humainement. Il m’offrait l’exemple d’un possédé qui canalise le feu qui le ravage en un art de rigueur et d’excellence. Noureev, personnification de l’outrance même, était cet être qui avait pu, tous les matins, a fortiori les lendemains de Bacchanale, faire ses exercices de barre. Il était celui qui, sautant gracieusement dans le Concorde, pouvait intercaler un soir à Londres quand il était engagé les autres soirs à New York. Il avait choqué, enthousiasmé et révolutionné son milieu. Il avait quitté sa patrie, la Russie, pour rejoindre son pays, la danse. Accusé de tous les excès, il n’en était pas moins un modèle de minutie, d’exigence et de précision parmi ses pairs. Etre tout en contraste que la prose agressive comme un scalpel de Collum McCann rendait à plein.
Noureev était l’être sans concession, excessif que je me sentais être, dont j’étais parfois prisonnière. Il offrait le modèle d’une sortie de la stérilité par l’action. Il a vécu la danse, elle polarisé sa vie, de sa routine quotidienne à son exil de Russie ; il su faire plier le genou à la bête fugueuse qu’il portait en lui. Noureev était la réalisation d’une passion portée à son excès, réalisation métaphorisée par la maîtrise absolue du corps, modèle qui ne pouvait que me parler quand j’avais poursuivi ce même idéal dont la perte coupait mon souffle. Il ramena la danse dans ma vie, et avec elle la possibilité d’une maîtrise. Son admiration me fit embrasser amoureusement une discipline qui jusque là me filait entre les doigts. Il donnait légitimité à mon être, me permettant de coïncider avec moi-même et d’en tirer quelque chose de beau, il m’apprit à « danser dans les chaînes » où jusque là je me débattais. Je devins libre. Après l’eunuque, Alcandre.
Ces deux livres sont toujours mes deux livres de chevet, qui me suivent en quel pays que j’aille. Je n’ai lu chacun qu’une fois, dans un état second, et en restai si bien marquée qu’il me semble les connaître par cœur, chapitre par chapitre, entés en moi. Ils furent le greffon qui fit pousser mes racines vers l’intérieur. Ils sont le principe originel qui garde vivant le brasier, cette force intérieure dont ils sont les garde-fous et qui toujours me pousse, me fait partir cherchant irrémédiablement mon lieu, quand ils ont fait de moi une étrangère en mon propre pays, en ma propre langue. (Mai 2009).