Stendhal, pour moi, a fait partie de ces auteurs lus trop tôt pour être vraiment compris. D'autant que certains écrivains souffrent peut-être aussi, non que ce soit insurmontable, d'être trop - mal - connus. De Stendhal, avant de le lire, je ne savais que son goût pour les pseudonymes, cette histoire d'"égotisme" qui sonnait alors comme "égoïsme", et le fait qu'il écrivait pour ses "happy few" qui seuls le comprendraient. Avec une certaine clarté, j'avais compris que quelque chose m'échappait chez lui, je me sentais d'emblée exclue de ces happy few, ce qui bien sûr, me vexait, et je le prenais pour un fat imbu de lui-même. Avant de le lire. Après avoir lu La Chartreuse, mon opinion a évolué, il savait écrire, m'intéresser, ce qui pour moi, était déjà plus que Flaubert n'en pouvait faire à l'époque... Huit ans plus tard, me voilà à relire Le Rouge et le noir, presque choquée d'y trouver tant d'ironie, ou plutôt, de n'en avoir absolument rien vu à l'époque, concentrée que j'étais sur la croix que je pourrais mettre devant le titre de ce livre dans ma liste de choses à lire - d'urgence.
Entre relire Le Rouge, et dévorer les critiques aussi bien sur cet ouvrage que sur Stendhal lui-même, je découvre également avec une surprise quelque peu gourmande que nous avons peut-être même plus en commun que je ne l'aurais (jamais) pensé.
D'habitude, j'aime la poésie, j'en ai fait mon travail, parce que ça résiste, ça essaie de dire ce qu'on a du mal à dire, d'une façon qu'on a tout autant de mal à comprendre mais qui, faisant lentement son travail de sape, finit à un moment par nous apparaître en pleine lumière. On ne saurait le dire, le reformuler, l'exprimer, mais, étrangement, c'est passé, de la feuille à notre esprit, ou notre sensibilité, ou ce qu'on voudra qui est en charge d'enregistrer ces épiphanies. Chez Stendhal, évidemment rien de tel, il écrit, tant qu'il ne finit pas toujours, entraîné par sa propre vitesse, ses livres sont longs, on dirait presque que ça déborde en fait. Il apparaît néanmoins que quand il faut vraiment dire ce qui accroche, comme la décapitation de Julien, et bien le narrateur ne dit plus rien, il se tait, il passe à la suite, il résumé vaguement, il laisse deviner que. Ce goût pour l'ellipse, ce refus de dire certains moments-clefs du roman est le premier point qui m'interpelle: ainsi donc, lui aussi pense - malgré tout ce qu'il écrit - qu'on ne peut pas vraiment dire...
D'autre part, à force de trouver pêle-mêle critique de l’œuvre et remarques sur l'homme, son goût pour la pseudonymie devient évidement, impossible à ignorer, et son jeu entre les langues change de sens. Je prenais cela pour de l'arrogance, une démonstration bling-bling de sa polyglottie sous l'excuse de l'excès d'habitude, ou des insuffisances de la langue dans laquelle il s'exprime. Il semblerait, il serait en fait possible qu'il faille plutôt y voir une façon de s'échapper, de ne pas être circonscrit ni à un nom, ni à un lieu, ni à une langue. Tout écart, toute distance, tout jeu induit entre son expression et lui est un espace qui interdit de le cerner vraiment, ce qui, à croire Genette, lui importe plus que tout. Cet espace - sas - lui permet donc de conserver un certain flou autour de lui, de ne pas exactement être là où on l'attend et ce faisant, de se préserver. En cela, il me devient particulièrement intéressant. D'habitude, je regarde comment mes poètes, déçus par la réalité ou plutôt, le manque de moyens pour la saisir, se réfugient dans le langage, se forment un idiome, y construisent leur maison en poutrelles de manière poétique et stylistique et y habitent, à la Heidi. (Heidi est le petit nom dont je désignais Heidegger en prépa quand, lui aussi je ne l'aimais pas, le trouvant si rébarbatif que la seule façon pour moi de me résigner à l'affronter était le petit plaisir de changer le philosophe impossible à cerner dans toute la fumée de sa langue en riante bergère autrichienne. Ayant désormais pris goût à Heidegger, je n'en ai pas pour autant renoncé au petit plaisir d'une transgression aussi puérile qu'innocente et portant le goût du bon vieux temps). Donc, mes poètes se construisent une maison dans la langue, travaillent leur idiome (Derrida - lui aussi aurait bien bénéficié d'un surnom, malheureusement je n'en ai jamais trouvé, sans doute que son nom, précisément, m'ôtait toute envie de rire), tant et si bien que leur maison est bien identifiée, leur manière reconnaissable entre toute.
Stendhal, lui, semble faire le contraire, ou plutôt, fait de sa marque de fabrique le choix d'un langage non marqué, du refus du signe distinctif pour conserver sa liberté absolue. Pour mes poètes, du moment qu'ils nomment eux-mêmes, enfin, désignent d'une façon ou d'une autre, ils sont pour ainsi dire apaisés, satisfaits, nommer, c'est maîtriser, et désigner semble leur suffire. Ils font leur paix avec le langage, y ayant crée leur idiome. Chez Stendhal, point de recherche de l'idiome, plutôt un abyme. Evidemment, il a des traits reconnaissables, des manières, lui aussi, mais il ne cherche à habiter nulle part, ou en tout cas, pas dans la langue, et c'est ce qui me fascine. C'est tout de même incroyable, à quelque part, de se donner tant de mal pour s'approprier la nomination - en choisissant son nom, ses noms, en en changeant sans cesse pour toujours garder une longueur d'avance sur tout le monde - et de n'en rien faire, en soi. De vouloir, plutôt que de posséder la ou une langue, vraiment juste s'approprier le mécanisme. De mettre, derrière tant de soin à paraître, une telle énergie pour se cacher. C'est cette fêlure, vraiment, qui me rend aujourd'hui Stendhal charmant.
Chez lui, l'exil, car c'est vraiment d'exil dont on peut parler quand on met tant de peine à s'échapper dans la langue, derrière tous ces pseudonymes, ce refus d'une langue pure, n'est pas déplacement, recherche d'un nouveau point d'ancrage. L'exil lui est fuite absolue. Quand les autres se plaignent que le langage ne peut nommer la réalité, lui s'y enfuit, trouvant qu'elle ne le nomme que trop précisément, qu'il faut mettre un écran, un mirroir pour orienter le regard ailleurs, pour le détourner du narrateur qui n'est pas l'auteur, de Stendhal qui n'est pas Beyle, ni Brulard, tout en l'étant. Stendhal, du coup, est pour moi la métaphore littéraire de Beyle: le troisième membre fictif né de l'association de deux éléments puisés dans la réalité de façon presque arbitraire. Le membre qui à la fois n'est et n'est pas.
Comme quoi, tous les chemins (me) mènent à l'exil. On ne voit jamais que ce qu'on a envie de voir.