mercredi 26 décembre 2007

chimère de la réciprocité...


« Le Ciel m’a faite belle, selon que vous dites, et de telle manière que ma beauté vous contraint à m’aimer sans que vous ayez la puissance de faire autrement. Et, pour l’amour que vous me montrez, vous dites et même vous voulez que je sois obligée à vous aimer. Je connais bien par le naturel entendement que Dieu m’a donné, que tout ce qui est beau est aimable, mais je ne comprends point que, pour la raison qu’il est aimé, ce qui est aimé pour beau soit obligé d’aimer celui qui l’aime. Et d’avantage, il pourrait arriver que cet amateur du beau fut laid, et, étant ce qui est laid digne d’être haï, il serait mal à propos de dire : « je t’aime parce que tu es belle, il faudrait que tu m’aimes aussi, encore que je sois laid ». Mais, posé le cas que les beautés aillent de par, les désirs ne doivent pourtant pas marcher du même pied : car toutes les beautés ne donnent pas de l’amour ; d’aucunes réjouissent l vue et ne captivent point la volonté. Que si toutes les beautés causaient de l’amour, il y aurait confusion et dérèglement des volontés sans savoir où elles voudraient s’arrêter, car les beaux sujets étant infinis, et, suivant ce que j’ai entendu dire le vrai amour ne se divise pas et doit être volontaire et non forcé. Cela étant ainsi, comme en effet je le crois, pourquoi voulez-vous que je soumette par force ma volonté, sans voir aucune autre obligation que celle-là seulement que vous dites que vous m’aimiez ? Mais dites-moi : si tout ainsi que le ciel m’a créée belle, il m’eût formé laide, eût-il été raisonnable que je me fusse plainte de vous autres pour ce que vous ne m’eussiez point aimée ? Et d’autant plus que vous devez considérer que je n’ai pas choisi la beauté que j’ai : car, telle qu’elle est, le ciel me l’a donnée par grâce, sans que je l’aie demandée ni choisie. En tout comme la vipère ne doit point être rendue coupable pour le venin dont elle est pleine, encore qu’elle tue avec icelui, parce que c’est nature qui le lui a donné, aussi ne dois-je pont être blâmée d’être belle, car la beauté en la femme honnête est comme le feu éloigné ou la lame tranchante : l’un ne brûle, l’autre ne blesse qui ne s’en approche pas. L’honneur et la vertu sont les ornements de l’âme ; sans lesquels le corps ne doit paraître beau, encore qu’il le soit de lui-même. Si donc l’honnêteté est une des vertus qui ornent et embellissent davantage le corps et l’âme, pourquoi aura-t-elle à la perdre celle qui est aimée pour belle, pour correspondre à l’intention de celui qui par pur plaisir, tâche et emploie toutes ses forces et toute son habileté à la lui faire perdre ?

Voilà le discours que tient Marcelle sur la tombe de Chrysostome, un berger qui la poursuivait de ses assiduités, chap. XIV, Don Quichotte I.

Il n’y a rien à y ajouter, il est parfait. On devait rendre son apprentissage par cœur obligatoire à l’époque de la puberté dans les collèges, ça éviterait bien des désagréments des deux côtés. Ceux qui désirent cesseraient d’exiger l’impossible et de reprocher leur insatisfaction à l’objet de leur désir, et ceux qui sont « aimés », « désirés », seraient peut-être moins constamment culpabilisés. On casserait cet automatisme égoïste j’aime donc je veux être aimé. C’est Alceste – le Misanthrope – disant à Philinthe à propos de son « amour » pour Célimène, quelque chose comme : croyez-vous que je l’aimerais si je ne me savais aimé de retour… c’est beau l’amour hein…

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