jeudi 15 octobre 2009

The Reluctant Fundamentalist, Mohsin Hamid

Un livre qui offre plus d'un défi. Le premier est peut-être celui de son titre. Quand je l'ai vu, il a titillé mon intérêt, j'ai lu le synopsis, mais me suis dit "mhummm, non", pas envie de lire un livre où la religion est encore au centre - cf. The Abstinence Teacher. Puis j'ai découvert qu'il passait présenter son livre à l'Université, et on ne rate pas une occasion d'écouter un auteur parler de son texte quand il vient le faire à domicile. Et son livre ne parle en fait pas plus de religion qu'un autre. Je pense au contraire que les fondamentaux sont ceux du métier du personnage principal, Chavez, consultant en stratégie, auxquels le temps passant il a de plus en plus de mal à se tenir.

Le second défi est celui de la forme. le livre se lit comme un long monologue, qui, selon l'auteur, rend le texte peut-être plus créatif, car il force le lecteur à prendre position sur le texte, à imaginer ce qui se passe réellement, dans ce dialogue tronqué entre un Pakistanais et cet homme croisé dans la rue qu'il prend pour un Américain et à qui il raconte son histoire.

Celles-ci a plusieurs trames, la situation d'énonciation pourrait nous mettre dans un thriller (comment un Pakistanais et un Américains peuvent-ils ne pas finir par s'entre-tuer juste après 9/11?), mais il raconte également l'histoire d'un étranger, jeune diplômé d'Harvard, qui a fait ses études grâce à des bourses (donc qui n'appartient doublement pas), tiraillé entre deux identités : la Pakistanais qu'il a cessé d'être tout en le restant, l'Américain qu'il n'en finit pas de devenir, faute de jamais pouvoir l'être. Il est intéressant d'ailleurs, de souligner qu'il se dit bien plus New Yorkais qu'Américain. Les grandes villes ont cet effet magique et apaisant sur les exilés.

Si être émigré n'était pas déjà asse dur, sa vie se complique après 9/11 qui, lorsqu'il l'apprend, lui arrache, malgré lui, un sourire. Nouveau défi pour le lecteur occidental, mais à ce point du livre, il est hors de question de ne pas savoir la fin, de ne pas savoir pourquoi il sourit. Il sourit parce qu'il n'est pas Américain, qu'il n'appartient pas à cet endroit, n'y appartiendra jamais, et que c'est si dur d'y vivre ainsi, de maintenir une identité uniforme dans ces conditions. Il sourit parce que ça à qui tout sourit et qui parfois donnent l'impression d'être supérieurs à tous les autres sont à genou. Il sourit car, qu'il le veuille ou non, il est forcé de reconnaître son appartenance à une communauté. Il peut sourire et désapprouver la mort d'innocents et le terrorisme. On peut penser, être une chose et son contraire, et ce livre le prouve avec maestria.

Et il n'est pas à un paradoxe près, sur la trame politico-personnelle se superpose une trame amoureuse. Erica, dont Chavez tombe éperdument amoureux, est amoureuse d'un mort, son amour d'enfant emporté par un cancer. Et autant elle lutte, autant la nostalgie, un sentiment important pour M. Hamid, et pour tout exilé, volontaire ou non, autant la nostalgie la rattrape et l'emporte.

Comment vivre sa vie, au fond, demande le livre ? Faut-il donner dans le passé ? Essayer de n'être qu'un seul, de retenir, son identité, à toute force, contre l'espace et le temps ?








dimanche 5 juillet 2009

Revolutionary Road, Richard Yates



Un livre terrifiant !

La puissance de l'écriture de Yates est telle que les premières pages laissent sans voix, sans souffle. Son écriture passe au vitriol la psyché de ses personnages comme je l'ai peu lu. Il ne leur passse rien, ne leur cède rien, il est sans concession quand il s'agit d'exposer les tréfonds de leurs âmes, leurs motivations bonnes ou mauvaises qu'eux-mêmes, peut-être, ne se savent pas avoir. C'est à lui sans doute que la représentation de l'écrivain comme un géant soulevant le toit de maisons convient le mieux. Il n'écrit pas tant qu'il dissèque, qu'il passe à l'acide. Richard Yates fait peur par ce qu'il laisse entrevoir des hommes et des femmes.

Ce livre est d'autant plus destabilisant, - et réussi ! - qu'il ne prend pas parti. Il n'y a pas de personnage absolument positif qui puisse offrir un modèle, il n'y a ni condamnation, ni jugement, ni punition; que les faits dans leur succession brute, et les pensées des personnages mises à nu. Son roman est un monde sans Dieu, les personnages ne croient en rien, et la figure de l'auteur, si elle est omnisciente, si elle voit tout, laisse le lecteur livré à lui-même. Nulle condamnation morale qui, par défaut, montrerait la voix à suivre. Yates ne fait que montrer des hommes, les uns après les autres, pour ce qu'ils sont, juste ce qu'ils sont, face à ce qu'ils se pensent être, ce qu'ils se veulent être, ce qu'ils essaient d'être. Face à la façon dont les autres les perçoivent.

Ce monde est terrifiant parce qu'il n'y a que nous-mêmes, pour ce que nous sommes, ce que nous croyions, ce que nous nous disons. Revolutionary Road montre dans toute sa splendeur l'écart entre ce qu'on veut, et ce qu'on fait. Il découvre les petits jeux qu'on fait avec soi-mêmes, les mensonges quotidiens dont on tisse notre vie et dont on a besoin pour s'aimer. "Oui-oui, je vais reprendre l'espagnol, c'est certain, je vais en faire un petit peu, tous les jours, plusieurs fois par semaines." Yates montre ce que chacun de nous fait pour s'aimer, se rendre supportable, nécessaire, justifié à ses propres yeux. Le révélant pour ses personnages, fatalement, il nous retourne la question. Combien de fois nous disons-nous d'un accommodement qui nous déplaît, "c'est temporaire", pour le mieux supporter ? Parfois c'est vrai, parfois c'est faux. Mais on se le dit sans savoir, on se le dit parce qu'on a besoin de l'entendre, de créer un là-bas, un au-delà pour supporter l'ici. Ce livre, c'est chacun créant son petit dieu personnel à son image, l'être qu'il voudrait être, et qu'il entretient tous les jours, en se disant qu'il est ainsi, et qu'il n'est pas comme cela, en s'accrochant à une routine, à des rêves, en tissant chaque journée de ce filet d'illusions qui sont inévitables, pour survivre, mais qu'on se donne à penser comme véridiques, quand elles ne sont précisément que chimères.

Dieu est mort, dans Revolutionary Road, il n'y a que les hommes, des hommes qui quoiqu'ils en croient ne valent pas mieux qu'eux-mêmes...

"So what's the problem, Frank ? I thought you'd be back in Europe by now."
"Big joke. April's knocked up."
"Oh Jesus."
"No, but listen; there're all different kind of ways of looking at a thing like this, Sam. Look a it this way. I need a job; okay. Is that any reason why the job I get has to louse me up ? Look. All I want is to get enough dough coming in to keep us solvent for the next year or so, till I can figure things out; meanwhile I want to retain my own identity. Therefore the thing I'm most anxious to avoid is any kind of work that can be considered "interesting" in its own right. I want something that can't possibly touch me. I want some big, swollen old corporation that's been bumbling along making money in its sleep for a hundred years, where they have to hire eight guys for every job because none of them can be expected to care about whatever boring thing it is they're supposed to be doing. I want to go into that kind of place and say, Look. You can have my body and my nice college-boy smile for so many hours a day, in exchange for so many dollars, and beyond that we'll leave each other strictly alone. Get the picture ?"
(...)
But when Frank saw the awesome name of Knox Business Machines being added to the list he thought there must be some mistake. "Hey, no, wait a minute; I know that can't be right -" and he gave a brief oral summary of his father's career, which caused the philosophy student to enjoy a pleasant chuckle.
(...)
But Frank, as he walked into the shadow of the Knox Building with the ghost of that other visit crowding his head ("Better take my hand here, this is a bad crossing..."), decided it would be more fun not to mention his father in the interview at all. And he didn't, and he got a job that very day on the fifteenth floor, in something called the Sales Promotion Department.
"The sales what?" April inquired. "Promotion ? I don't get it. What does that mean you're supposed to do ?"
"Who the hell knows ? They explained it to me for half and hour and I still don't know, and I don't think they do either. No, but it's prety funny, isn't it ? Old Knox Business Machines. Wait'll I tell the old man. Wait'll he hears I didn't even use his name".
And so it started as a kind of joke. Others might fail to see the humor of it, but it filled Frank Wheeler with a secret, astringent delight as he discharged his lazy duties, walking around the office in a way that had lately become almost habitual with him, if not quite truly characteristic, since having been described by his wife as "terrifically sexy" - a slow, catlike stride, proudly muscular but expression a sleepy disdain of tension and hurry. And the best pat of the joke was what happened every afternoon at five. Buttoned-up and smiling among the Knox men, nodding goodnight as the elevator set him free, he would take a crosstown bus and a downtown bus to Bethune Street, where he'd mount to flights of slope-treaded, creaking stairs, open a white door so overlayed with many generations of soiled and blistered paint that its surface felt like the flesh of a toadstill, and let himself into a wide clean room that smelled faintly of cigarettes and candlewax and tangerine peel and eau de cologne; and there a beautiful, disheveled girl would be waiting, a girl as totally unlike the wife of a Knox man as the appartment was unlike a Knox man's home. Instead of afterwork cocktails they would make afterwork love, sometimes on the bed and sometimes on the floor; sometimes it was ten o'clock before they roused themselves and strolled into the gentle evening streets for dinner, and by then the Knox Building could have been a thousand miles away.
By the end of the first year the joke had worn thin, and the inability of others to see the humor of it had become depressing. "Oh, you mean your father worked there," they would say when he tried to explain it, and their eyes, as often as not, would then begin to film over with the look that people reserve for earnest, obedient, unadventurous young men. Before long (and particularly after the second year, with both his parents dead) he had stopped trying to explain that part of it, and begun to dwell instead on other comic aspects of the job: the absurd discrepancy between his own ideals and those of Knox Business Machines; the gulf between the amount of energy he was supposed to give the company and the amount he actually gave. "I mean the great advantage of a place like Knox is that you can sort of turn off your mind every morning at nine and leave it off all day, and nobody knows the difference".
More recently still, and more particularly since moving to the country, he had taken to avoiding the whole subject whenever possible by replying, to the question of what he did for a living, that he didn't do anything, really; that he had the dullest job you could possibly imagine.



samedi 4 juillet 2009

Saturday, de Ian McEwan


Saturday, comme son nom l'indique, est le livre d'un samedi dans la vie de Perowne, le personnage principal, qui nous rappelle bien vite que les frontières du temps ne sont pas si étanches qu'on veut bien le croire. Suivre les pensées de ce personnage, à la manière dont on le fait pour Mrs Dalloway de Virginia Woolf - dont il porte évidemment l'influence - nous permet de voir à quel point notre vie quotidienne est au contraire entremélée de morceaux de passé et de futur.
A lire Saturday, on comprend vraiment à quel point ces Wool,f Joyce ou Proust ont fait une découverte fondamentale avec leur madeleine. Nous avons beau vivre au présent, être-au-monde qui nous est incident, nous ne passons pas moins la majorité du temps où nous sommes ainsi laissés à nous-mêmes, à revivre des souvenirs qui font librement irruption dans notre champ de conscience ou à nous projeter dans l'avenir.
L'intérêt du flot de conscience, jusqu'à ce livre, m'avait toujours semblé, un peu naïvement je l'avoue, la plongée dans l'esprit de quelqu'un, voir comment les associations d'idées se font, voir comment nous pensons... Je regardais, mais je n'avais pas compris à quel point ce qu'ils montraient était vrai et juste, car je n'avais jamais réfléchi à ma propre façon de pensée. Je pense que cela apparaît avec tant de netteté, à la lecture de Saturday, parce que le personnage est proche de nous, qu'il vit dans un monde dont nous avons pu faire l'expérience, celui des quelques semaines avant la guerre en Irak, lorsqu'on sait bien que les Etats-Unis vont frapper, mais qu'ils tentent encore, ou en tout cas en donnent l'air, de chercher le consensus international.
Cet ancrage historique est un point fort supplémentaire du livre. Il commence engagé, tout est net et clair au lever du jour, et nous donne à suivre l'évolution de ces opinions, de ces certitudes, tout au long de la journées, réfléchies par les événements de la journée. Et frappe juste.
Clin d'oeil supplémentaire, Perowne est neuro-chirurgien, et peut s'offrir, avec un certain humour, comme mise en abîme de la figure de l'auteur, car ici tous deux ouvrent des crânes.

Ian Mc Ewan prouve ici, une fois de plus, son talent et sa majesté dans l'analyse des caractères. Il donne une personnalité à la complexité impressionnante à ses personnages. Enfin, Saturday est d'autant plus à lire qu'il me semble le pilier manquant, caché parce que plus ancien, de l'édifice qu'il a construit avec Atonement, dont l'adaptation cinématographique l'a rendu plus connue du grand public, et On Chesil Beach. Celui-ci offre une plongée dans l'esprit d'un couple, de deux êtres, celui-là dans l'esprit de deux jeunes filles, et le premier, Saturday, dans celui d'un homme. L'un est romantique, l'autre politique; et le tout constitue à mon sens l'oeuvre d'un des plus grands écrivains de sa génération.


Un passage assez drôle, donné la situation, de réflexions de Perowne sur la littérature.

Arriving on the first floor, he pauses outside the library, the most imposing room in the house, momentarily drawn by the way sunshine, filtering through the tall gauzy oatmeal drapes, washes the room in a serious, brown and bookish light. the collection was put together by Marianne. Henry never imagined he would end up living in the sort of house that had a library. It's an ambition of his to spend whole weekends in there, stretched on one of the Knole sofas, pot of coffee at his side, reading some world-rank master-piece or other, perhaps in translation. He has no particular book in mind. He thinks it would be no bad thing to understand what's meant, what Daisy means, by literary genius. He's not sure he's ever experienced it at first hand, despite various attempts. He even half doubts its existence. But his free time is always fragmented, not only by errands and family obligations and sports, but by the restlessness that comes with this weekly islands of freedom. He doesn't want to spend his days off lying, or even sitting, down. Nor does he really want to be a spectator of other lives, of imaginary lives - even though these past hours he's put in an unusual number of minutes gazing from the bedroom window. And it interests him less to have the world reinvented; he wants it explained. The times are strange enough. Why make things up ? He doesn't seem to have the dedication to read many books all the way through. Only at work is he single-minded; at leisure, he's too impatient. He's surprised by what people say they achieve in their spare time, putting in four or five hours a day in front of the TV to keep the national averages up. During a lull in a procedure last week- the micro-doppler failed and a replacement had to come from another theater - Jay Strauss stood up from the monitors and dials of his anaesthetic machine and, stretching his arms and yawning said he was awake in the small hours, finishing an eight-hundred-page novel by some new American prodigy. Perowne was impressed, and bothered - did he himself simply lack seriousness ?


dimanche 21 juin 2009

The Abstinence Teacher


La couverture de ce livre de Tom Perrota laisse attendre un livre léger, drôle, décalé. Dès les premières pages il se montre tout différent. Il se présente comme l'histoire des déboires de Ruth, une divorcée d'une quarantaine d'années qui enseigne l'éducation sexuelle dans un collège de la côte est, et de Tim, divorcé, remarié, born again. Je m'attendais à quelque chose du ton de "Teeth", chroniqué ici l'an passé.

En réalité, Ruth manque de perdre son job pour refuser, par intégrité intellectuelle, d'enseigner aux gamins que la seule voie vers l'âge adulte et le mariage, c'est l'abstinence, et de faire à nouveau tomber la condamnation morale de l'église sur des actes naturels. À nouveau, même, "y penser", devient suspect. Tout commence, pour elle, quand une gamine lui demande son opinion sur les pratiques orales , selon elle équivalent à lécher une cuvette de toilettes. Ruth lui fait une réponse honnête, prudente, lui exposant les risques pour la santé, lui rappelle qu'elle seule doit décider dans ce genre de situation, et conclue par "some people enjoy it". Honnête. Sauf qu'évidemment, quand une église de born again vient d'ouvrir à côté, ça passe très mal, il aurait sans doute fallut menacer la petite des feux de l'enfer. Peu à peu un comité se constitue autour de Ruth pour l'aider, la conseiller. Peu à peu Ruth en devient malade d'être déchirée entre ses convictions personnelles, le sentiment qu'elle doit l'honnêteté à ses élèves, l'impression d'un grand retour en arrière balayant les acquis des années 1970, et le désir de garder son job pour ses deux filles.

Dont l'une, d'ailleurs, se découvre l'envie d'aller à l'église du coin. L'effet des amies qui y vont, et de cet entraîneur de sport, Tim, le born again, qui a la fin d'un match a voulu les réunir toutes en prière pour remercier Dieu de leur victoire... Tim est un ancien alcoolique et drogué, un guitariste de rock dont les excès ont fini par lui coûter son mariage, et la garde de sa fille. Depuis, il a trouvé Dieu. L'idée que Dieu lui pardonnait, qu'il n'était plus seul, que s'il replongeait, il décevrait Dieu l'a aidé. Il a rencontré un pasteur très impliqué dans le bien-être de ses ouailles, qui lui a fait rencontré la douce et très pieuse jeune femme avec laquelle il se remarie, mais qui se trouve vite d'une passivité insoutenable. Son ancienne femme était invivable, et elle lui manque. Il la désire chaque dimanche quand il la croise en ramenant sa fille chez elle. A la maison l'attend en effet une épouse convaincue qu'elle est sur terre pour plaire à son mari. Elle est donc accommodante au possible, au point qu'il en est insupportable d'ennui qu'elle se plie à tout, comme si elle n'était pas vraiment là, comme si cela ne la touchait pas vraiment. Tel semble en effet le lot de ces born again ici, ils sont encore en vie et semblent déjà vivre dans le coton de la béatitude céleste, plus rien n'atteint leur sourire Colgate que la satisfaction de convertir une autre personne ou de pardonner. Vivre en chrétien a vaguement l'air d'une drogue à les voir.

L'auteur a l'intelligence et la finesse de ne pas attaquer ce monde de front, de ne pas céder à la critique acerbe, au sarcasme, à l'ironie. Il se place du côté de Tim, aussi, au risque de rendre le livre insupportable parfois pour qui ne croit pas, ou est carrément contre la religion. Mais en faisant cela, il se livre à un discret travail de sappe de l'intérieur : le monde est comme cela aujourd'hui, oui, mais regardez comme c'est pernicieux, regardez comme cela n'est pas la solution miracle à la vacuité, à l'absence de sens quz vous croyez lire dans votre vie. Regardez si finalement il est si gratifiant de faire le bien parce qu'on se pense devoir le faire, plutôt que par conviction profonde. Tim a arrêté de boire, de se droguer, parce qu'il pense que c'est ce que Dieu attend de lui. Et un jour ce n'est plus assez. Un jour c'est trop dur d'être parfait, de prétendre que tout va bien dans la paix de Dieu, qu'il n'y a aucune raison d'être malheureux. Un jour, cela ne suffit plus, et il doute que Dieu s'intéresse si particulièrement à lui, et le lecteur voit s'esquisser l'ombre réjouissante de la libre pensée : Tim ne boit pas parce qu'il n'en a plus envie, et non plus par crainte du pasteur.

Le livre n'a pas de happy end, l'église ne plie pas bagage, et l'obscurité est en bonne position pour gagner du terrain, réinstaurer les névroses du moyen-Age, qui se masturbe finira sourd, si vous péchez avant le mariage, vous êtes impurs, corrompus, et méritez l'enfer. Le livre n'est pas rassurant sur ce point-là, et il a raison, parce que c'est ce qui se passe outre - Atlantique, il serait hypocrite de prétendre que tout va bien...

Voici un extrait du début, très fin. Il montre tout le danger de la situation actuelle, le pouvoir de séduction de ces églises, la difficulté de s'y opposer :

Ruth wasn't sure what kind of spokesperson she'd been expecting, but it certainly wasn't the young woman who took the stage after a warm welcom from Principal Venuti. The guest speaker wasn't just blond and pretty; she was hot, and she knew it. You could see it in the way she moved towards the podium - like a movie star accepting an award - that consciousness she had of being watched, the pleasure she took in the attention. She wore a tailored navy blue suit with a knee lenght skirt, an outfit whose modesty somehow provoked curiosity rather than stifling it. Ruth, for example, find herself squinting at the stage, trying to decide if the unusually proud breasts straining against she speaker's silk blouse had been surgically enhanced.
"Good afternoon", she said. My name is JoAnn Marlow, and I'd like to tell you a few things about myself. I'm twenty-eight years old, I'm a Leo, I'm a competitive ballroom dancer, and my favorite band is Coldplay. I like racquet sport, camping and hiking, and going for long rides on my boyfriend's Harley. Oh, yeah, and one more thing: I'm a virgin."
She paused, waiting for the audience to recover from a sudden epiphany of groans and snickers, punctuated by shouts of "what a waste!" and "not for long!" and "I'll be gentle!" issuing from unruly packs of boys scattered throughout the auditorium. JoAnn didn't seem troubled by the hecklers; it was all part of the show.
"I guess you feel sorry for me, huh? But you know what ? I don't care. I'm happy I'm a virgin. And my boyfriend's happy about it, too".
Somebody coughed the word "Bullshit", and pretty soon half the crowd was barking into their clenched fits. It got so bad that Principal Venuti had to stand up and give th evil eye until they stoped.
"You probably want to know why I'm so happy about something that seems so uncool, don't you ? Well, let me tell you a story."
The story was about a carefree girl named Melissa whom JoAnn had known in college. Melissa slept around, but figured it was okay, because the guys always used condoms. One night, though, when she was having "safe sex" with this handsome stud she'd met at a bar - a guy she didn't know from Adam - the condom just happened to break, as condoms will.
"The guy looked healthy", JoAnn explained. "But he had AIDS. Melissa's dead now. And I'm alive. That's reason number one why I'm glad to be a virgin".
It turned out JoAnn had a lot of reasons. She was happy because she'd never got gonorrhea, like her friend, Lori, a straight A student who didn't realize she was sick until prom night, when she discovered a foul puslike discharge on her underwear; or the excruciatingly painful Pelvic Inflamatory Discharge suffered by her ex-roommate, Angela, who'd let her chlamydia go untreated, and was now infertile; or herpes, like her old rock-climbing buddy, Mitch, who couldn't walk some days because of the agony caused by the festering sores on his penis; or hideous incurable genital warts like her otherwise-cute-as-a-button neighbor, Misty; or crabs, which were not actually crabs but lice - real live bugs ! - having a party in your pubic hair, like they'd done to her ex-dancing partner, Jason.
(...)
It was a standard-issue Abstinence Ed, in other words - shameless fear-mongering, backed up by half-truths and bogus examples in inflammatory rhetoric - nothing Ruth hadn't been exposed to before, but this time, for some reason, it felt different. The way JoAnn presented this stuff, it came accross as lived experience, and for a little while here - until she snapped out of her trance and saw with dismay how easily she'd been manipulated - even Ruth had fallen under her spell, wondering how she'd ever been so weak as to thinking it might be pleasant or even necessary to allow yourself to be touched or loved by another human being.

En contre-point, cet article du New York Times en date du 18 juin 2009 sur l'augmentation des grossesses non désirées chez les jeunes :
http://www.nytimes.com/2009/06/18/opinion/18thu4.html?_r=1&scp=1&sq=sex+education&st=nyt
Evidemment, qui dit grossesse non désirée en croissance, implique également une augmentation de la transmission des MST, vu qu'on leur dit que les préservatifs sont forcément amenés à casser "the condom just happened to break, as condoms will".
C'est de la désinformation, c'est rétrograde et criminel. Physiquement, moralement, les préjudices de tels partis pris sont incommensurables. Vive l'obscurantisme !


dimanche 14 juin 2009

Déclaration d'amour à la BNF

Ce n'était pas gagné d'avance...
En règle générale, jusque là, je hais les bibliothèques. Universitaires. Pas les bibliothèques municipales. D'aussi loin que je me souvienne, ma mère m'emmenait toutes les trois semaines au minimum à notre bibliothèque changer notre stock de 6 livres. J'adorais y aller. Renifler les livres, regarder leur converture, découvrir le titre qui allait m'attirer. Parfois vouloir plus de livres que je n'en pouvais prendre. Parfois incapable d'en trouver 6. Parfois les finissant en deux semaines, parfois n'en ayant ouvert que deux. Avec souvent, le problème, quand on en a lu un qui était vraiment excellent, de lire n'importe quel autre livre quand il n'y a que celui-ci seul qu'on veut lire, encore, sans le vouloir relire ...
Le jour où je fus (enfin!) admise à la section adulte fut un grand jour pour moi !

Puis je découvris les CDI, et leur entêtée bonne conscience d'eux-mêmes. Tels livres n'y sont pas, tels livres sont réservés à tel niveau, tel ci, et tel ça, et vous devriez lire cela. Vous devriez, allez vous êtes censé... résume pour moi toute ma haine des bibliothèques universitaires et scolaires. Vous êtes censés vous taire - soit, je suis bien d'accord, m'enfin, avec le troupeau de sauvages que représente une meute de lycéens pour un rat de bibliothèque comme moi... Et puis au lycée, il ne s'agit jamais des livres, il s'agit de la pose sociale à adopter avec le livre, tel livre, telle façon de s'asseoir, de se tenir. Le CDI est un lieu de représentation. La fac ne change guère, n'était-ce que cette fois, vous devez faire deux choses, donner l'air et tout de même accomplir une certaine quantité de travail, ce qui fait que bien souvent on perd plus de temps qu'on en gagne.

J'ai recensé les inconvénients majeurs des bibliothèques universitaires que j'ai pu fréquenter, en gardant à l'esprit que la seule chose positive qui s'y trouve en général est son personnel, agréablement sympathique et serviable, et que les défauts que j'y vois ne sont bien souvent le fruit que de ma propre particularité au sujet des bibliothèques.

- il fait toujours trop chaud (Ascoli) ou trop froid (La Sorbonne).
- on est toujours mal assi (table trop haute en Ascoli), (truc absurde pour les pieds en Sorbonne), (sans parler des chaises pour les deux).
- au calme ? où avez-vous vu du calme ? Les gens passent leur temps à tapoter sur leur clavier, à soupirer, à écouter leur mp3, envoyer des sms, se parler, et pire, circuler... les kilomètres qui se marchent en bibliothèques...
- il n'y a jamais assez de place (dans la bibliothèque Ascoli tout court de toute façon), (sur les tables en Sorbonne). Pas moyen de travailler décemment là-dessus.
- le temps d'avoir les ouvrages... j'ai le temps de m'endormir, vu que les problèmes de température m'assoupissent. De 20 minutes à une demi-heure en Sorbonne. Je ne doute pas qu'il y a une infrasctruture qui le justifie, mais cela me décourage déjà d'y aller.
- ça change tout le temps. Ils ont une manie de changer constamment les choses de place à la Sorbonne, sans doute pour me désorienter (facile, vu que j'y vais 3 fois l'an).
- on n'est jamais tranquille, on finit toujours par tomber sur quelqu'un qu'on connaît. Quand je veux travailler, je ne veux pas être polie, et quand je veux travailler, je ne veux pas me sentir obligée d'avoir à en donner l'air.
- la pression sociale justement. Il faut travailler. Là, maintenant, précisément, cent, cinq cent autres personnes sont là à bosser autour de vous, c'est ce qu'on attend de vous, prenez l'air d'être dans une bibliothèque, réalisez votre essence d'étudiant en bibliothèque...
Personnellement, je ne peux pas. ça me coupe l'envie, ça me fait dormir, ou ça me met en rage. De plus avec tout le spectacle des étudiants autour de moi, impossible de me concentrer cinq minutes d'affilée. Trop de petits spectacles partout.


Alors la BNF, la bibliothèque des bibliothèques françaises, je n'avais que des a priori - négatifs évidemment - dessus.
Déjà, avoir la recommandation fut difficile, ensuite, sur leur site, ils marquent dix jours d'attente entre la pré-accréditation et l'entretien. Là, je piquai une crise de rage noire qui m'empêcha complètement de dormir la veille - toute l'absurdité de notre administration française tenait pour moi dans ces dix jours...
Le lendemain, j'y allai épuisée, donc me trompai d'arrêt, arrivai par le côté ouest pour entrer à l'est - que de kilomètres à faire à talon aiguilles sur les lattes de bois spéciales - attrape-talon de la BNF. Un cauchemar.

Je finis par arriver au Service d'Orientation des lecteurs. Pas d'attente. Je fais ma carte. Je réalise après coup que c'était là mon entretien, ce que j'avais pris pour une discussion charmante avec l'ancienne prof de lettres en face de moi. Du reste, elle m'a tout de même enterrée sous les dépliants pour la journée, mais avec tant de serviabilité et de gentillesse. Je n'ai guère l'habitude d'être si bien traitée en ce genre de lieux. Première bonne impression.

Deuxième, ma petite carte toute neuve et moi passons les portiques vers les niveaux jardin. Passer les lourdes portes de métal, avec leur parfum d'exclusivité, ne lassa pas de me faire éprouver un petit frisson jubilatoire. Descendre ensuite les longs escalators, dans la Tour des Lois, avec les murs si gris et sobres, les boiseries brun doré foncé. Sobriété et élégance. Nouveaux portiques vers le Rez de Jardin ensuite. Encore un peu plus d'exclusivité. La magie commence à opérer, je me sens privilégiée de pénétrer si avant dans le coeur de la BNF, et le jardin - oasis au centre ne fait que renforcer ce sentiment. Je suis en salle U, je la cherche, entreprends de commander mes livres, ce qui me permet une fois de plus d'éprouver la serviabilité du personnel.


Et là, surprise délicieuse... je dois travailler dans la réserve des livres rares... le sein des seins. Une salle suspendue au-dessus de la salle T, protégée du jour, où l'on entre en sonnant, comme à la banque. La salle Y est plus stricte (on écrit qu'au crayon à papier), mais plus indépendante également. Elle se fiche éperdument de quelle place l'ordinateur vous y a assigné, aussitôt entré, vous héritez de la place qui va avec votre trousseau de clefs, et oui, celles de votre casier. On ne promène pas ses affaires partout là, et j'avoue que le casier a son charme - ne serait-ce que la garantie que maintenant au moins on aura la paix avec les portables. Et il y a peu de monde... peu de monde ! Et le peu de monde qu'il y a travaille ! Les gens ne s'y connaissent pas, donc ne bavardent pas, et ont autre chose à faire que draguer. C'est la paix royale, enfin. Et les chaises sont confortables, les tables immenses... Le silence total.

Et les livres sont au centre. Enfin. Enfin ce sont les livres dont il s'agit lorsqu'on va en bibliothèque. Le symbole ? Les petits coussins repose-livre sur chaque espace de table, avec le marque page - boudin en sable. Les livres sont soignés, choyés, on vous les apporte un par un, les installe, sur leur petite couverture quand ils sont trop fragiles. Ici, parfois, il faut se tordre le cou pour lire une page et l'autre, parce le livre ne doit pas être ouvert davantage pour ne pas l'abîmer. Le livre a son reposoir, son marque page, sa couverture, sa petite lampe, et même sa température - et oui, on se gèle dans cette salle au bout de deux heures en général. La différence? Et bien quand je vois mon livre arriver aux bras du personnel et se faire déposer devant moi, ouvert à la première page, quand je commence à y fureter, regarder la page de titre, je sens mon visage se tendre en un sourire involontaire, émotion, fierté, sentiment de privilège, devant un objet si rare et si précieux. Révérence. Et l'élation que je ressens à en tourner les pages me fait oublier le froid et la faim juqu'à la fin du temps que je m'étais impartie ici ce jour-là, et qui en général, me semble toujours trop court.



La BNF opère une révolution dans mon petit monde. Elle me donne envie de me lever tôt pour y passer plus de temps ...




mardi 9 juin 2009

Breath


Je suis si en retard sur ce blog, c'est une catastrophe. Je vais tenter de rattraper un peu toutes ces notes prévues et avortées par manque de temps.

Aujourd'hui, Breath, de Tim Winton. Le Guardian en dit : "Breath has the urgent clarity of a story that needed to be told". Je trouve que cela le résume exquisement. Il se lit très vite, le lecteur est très vite saisi au tripes par ce récit de jeunesse, récit d'une pré-adolescence et d'une adolescence sur les côtés autraliennes. Le héros, "Pikelet", grandit dans les années 60-70, dans un petit bled paumé sur la côté ouest. Un jour il rencontre un autre gamin risque tout comme lui, ensemble, ils vont aller d'expérience en expérience, enfreindre toutes les lois de prudence, laisser derrière eux l'instinct de survie et surtout les consignes de leur parents pour se livrer au surf. Progressivement, ils apprennent, ils éprouvent, vont toujours plus loin, jusqu'à laisser les adultes loin derrière eux. Ils deviennent dans leur petit bled précurseurs des sport extrême, suivant un surfer plus âgé, leur gourou, comme le dit sans cesse sa femme. Celle-ci, Eva, bien qu'elle ne surfe pas, occupe une place mystérieuse dans le roman, elle fascine, fait peur et sidère, vient apporter sa touche à cette joute avec le risque et la mort sans cesse renouvelée.

C'est un roman d'apprentissage, de formation, d'épreuve de soi-même face à l'autre, dans l'autre, et face à l'océan et ses vagues de 10 mètres. C'est aussi un récit qui tient en haleine du début à la fin - au point que je lise en marchant, ou sous la pluie, incapable de me lever de mon banc. Il se donne, en effet comme le récit d'une histoire, extraordinaire, qui demande à être dite, en toute modestie, en sachant mais sans l'accuser que cette jeunesse n'a pas été normale, que le héros a fait des choses, vécu des expériences, dans et hors du surf, dans l'adrénaline, le sexe, les joints, que peu de gens vivent dans toute leur vie. A travers cette plongée dans le passé, il essaie de comprendre où il en est aujourd'hui.

Voici un court passage, traduit par mes soins, de la conclusion :

Apparemment il n'y a rien à craindre dans la vie que la peur elle-même. C'est le genre de connerie que vous entendez au pub ou en remettant les ambulances au dépot. Beaucoup de discours sur la peur, à ce qu'il se trouve.
la plupart des gens n'aiment pas avoir peur. On peut difficilement les blâmer. S'épanouir dans le risque est pervers - à moins d'être d'en les affaires. Les entrepreneurs sotn courageux, mais les sportifs de saut à ski sont des fous sans sens des limites. Les navigateurs en solitaire sont un gâchis d'expéditions de sauvetage et les snowboarders qui sautent des hélicoptères sont des poneys de cirque suicidaires. Les correspondants de guerre, comme nous le savons tous, sont graves. Certains risques, à ce qu'ils semblent, dépassent notre respect. En même temps presque tout le monde est terrifié que "ça", quoi que la vie soit devenue, ne soit que "ça". Et pire, ça sera bientôt fini. Ce genre de peur - comme un mal de dents - peut être rendu vivable. Enfin, la plupart du temps.

vendredi 10 avril 2009

Réflexions sur Salò ou les 120 Journées de Sodome


J'ai eu la chance, le privilège, récemment, de faire une expérience de l'extrême en étant amenée à travailler sur Sade, comme l'indique une note antérieure. Le but était d'analyser la représentation de l'oeuvre de Sade dans la littérature et le cinéma au XX° siècle. Pour que le dépaysement soit plus total, j'ai choisi comme objet d'étude ce que je comprenais alors le moins, les 120 Journées de Sodome, et leur relecture par Pasolini dans Salò.

Les 120 Journées présentent une difficulté particulière, rare dans le vaste monde littéraire, celui de la presque impossibilité de le penser, de manier le texte. Il a déjà une nature particulière - étant en partie inachevé -, mais son contenu pervers est profondément réticent à la pensée, à la rationalité, difficile à manier. La perversité, déviance psychiatrie, n'est fondamentalement pas réellement pensable selon nos cadres traditionnels, elle nous est radicalement étrangère, autre, terra incognita de notre horizon de pensée que nous maintenant d'habitude soigneusement en marge de notre champ de conscience comme pensée, ou conscience dérangeante...

Le film, paradoxalement est bien en deçà, car il ne montre pas le quart des horreurs peintes par le livre, et au-delà de celui-ci, s'il en montre peu, le média est bien plus prenant, plus saisissant, et la nausée bien réelle pour nombre de spectateurs si j'en crois leur réaction sur les forums. En le visionnant, même à plusieurs reprises, je me trouvais toujours, irrémédiablement, dans la difficulté de le penser, de le manier, encore plus que pour le texte. Le texte, je pouvais encore le raccrocher à ce que je connaissais, et entrer par cette porte, structure, style... le cinéma, ce n'est d'habitude pas mon domaine d'étude et je m'y sentais vulnérable, presque démunie. Il fallait laisser infuser.

Au fil des semaines, des tentatives têtues pour penser Salò, il m'apparut premièrement qu'une des erreurs fréquentes des spectateurs avertis, est de le prendre pour une adaptation de Sade, ce que le film, qui cite des extraits entiers, laisse facilement croire. Ils l'évaluent donc à cette aune, discutent de la pertinence de le transposer dans la République fasciste italienne, parlent de trahison. Pour Barthes, Pasolini transpose littéralement quelque chose qui chez Sade est de l'ordre du fantasme, donne vie à quelque chose qui ne peut être porté que par l'écriture, et rate le sens du texte. Pour Foucault, c'est presque le contraire, la caméra ne peut que rajouter, ornementer, et là encore, trahir le texte de Sade. Cela est vrai si le propos de Pasolini est de représenter, d'adapter le roman sadien. Mais s'il en a fait une relecture, et l'a utilisé pour éclairer sa réflexion sur le fascisme, la société de consommation et tout ce que son pessimisme fondamental pouvait trouver d'inquiétant dans la société italienne des années 75, dans ce cas, il n'est plus tenu par un devoir de fidélité, il est libre d'interpréter. L'erreur est facile, ses trois films précédents ont adapté des livres : le Docaméron, les Mille et une Nuits..., tout porte à croire que Salò, dont le titre même désigne le livre, est aussi une adaptation. J'ai tendance à le voir comme une relecture. Pasolini a vu une parenté éclatante entre les dérives du pouvoir totalitaire, jusqu'où il peut aller, l'entreprise de libido dominandi, de possession des corps à laquelle se livrent nos quatre libertins. L'acte amoureux entretient une parenté avec la conquête, la guerre et la domination qui est aujourd'hui devenue lieu commun. Poussé dans ses retranchements, il se transforme en déshumanisation de l'autre, et en entreprise d'asservissement. En quoi, finalement, est-ce si différent des excès du fascisme ou du nazisme ? Le sexe. Oui, mais le sexe agit comme métaphore...

Je choisis donc de lire le film de Pasolini comme un film politique, éclairant son discours sur les excès du pouvoir à la lumière du texte de Sade. Cela ouvre une seconde piste de réflexion: d'où vient qu'il à la fois supportable, et insupportable... ?

Salò est insupportable car le texte de Sade l'est déjà lui-même... Personne, dans son bon sens, ne prend plaisir à entendre parler de coprophagie, d'émétophagie, de torture sur femmes enceintes et autres joyeusetés... Cela fait d'emblée du livre, puis du film qui le suit, une expérience limite. Pourquoi peut-on le voir ? J'ai eu l'impression que c'est précisément à cause de son discours politique. J'ai perçu les libertins comme dans une entreprise d'établissement de pouvoir absolu, d'asservissement et d'aliénation radicale et totale de l'autre. Et cela me renvoie à des choses que nous, héritiers de la Seconde Guerre Mondiale, des génocides et crimes de guerre connaissons. Nous essayons de penser l'impensable depuis des années, les camps de concentration, les goulags, les Totenkommandos... On lutte depuis des années pour trouver des cadres mentaux pour les concevoir. On en a trouvé un, de tels actes sont rendus possibles à des êtres normaux, non déviants à la base, par la déshumanisation de la victime. Elle cesse d'être humaine, je peux couper toute empathie, et la traiter comme un objet... Du coup, forts de ce cadre, on peut l'appliquer à Salò, et y réfléchir, voir comment cela fonctionne - quelque chose à quoi se raccrocher. Le film devient pensable et supportable. Toutes proportions gardées.

Mais il cesse également de l'être. Que change Pasolini par rapport à Sade : deux choses. Les victimes sont humanisées, on les voit souffrir, on ressent leurs émotions, on éprouve de l'empathie - soit : une identification est possible... Les gardes, notamment, les fouteurs qu'on retrouve dans les gardes ne sont pas des prostitués, des malfrats cueillis dans le ruisseau, mais des garçons, de jeunes hommes engagés de force dans la milice... tout un chacun. Qui peu à peu, au contact des libertins, s'habitue... voire y prend goût... Des représentants de la société considérée comme normale entrent dans le système des sociopathes... et jouent avec eux. Là, le film devient proprement effrayant... que la société ait sa place dans le château du côté des bourreaux, crée la peur que ces pratiques puissent se répandre, se généraliser, car elles ne sont plus le fait que des marginaux. D'autre part, tous comme les victimes, ce sont des gens au départ innocents, des gens comme tout le monde, qui avaient une vie avant, et ont été fauchés par le fascisme.

Ce que montre le film, c'est que dans le fascisme, et de façon plus large, dans les relations de pouvoir, il n'y a pas de neutralité, il n'y a que deux côtés, et on est soit de l'un, soit de l'autre, quand on ne veut être d'aucun... Seule échappatoire illustrée par la musicienne du film - le suicide... Le pessimisme de Pasolini éclate là pleinement. Mais que nous montre-t-il ? Rien au fond que nous ne sachions déjà depuis les deux Guerres Mondiales, mais il tend un miroir à notre refoulé, nous montre ce dont on a une vague conscience mais qu'on refuse de penser parce qu'il est profondément horrible de se dire que des gens ont été pris dans cette tourmente avant nous, et le serons encore après, parce que le fascisme n'a pas encore disparu, et que la quête de pouvoir est inscrite au coeur de l'homme...

La seule pointe d'optimisme du film, peut-être, c'est son existence même... quel besoin de nous faire prendre conscience, d'essayer de nous ouvrir les yeux, si ce n'est par espoir que cela nous change... ?

Un spectateur a écrit en réponse à l'article de Vincent Canby pour le New York Times de bien réfléchir avant de voir le film, car on ne peut "never unwatch" Salò, on ne peut plus vivre comme si on ne l'avait pas vu, en prétendant ne pas savoir. Précisément, il me semble que c'est le but... Maintenant, de là à le passer dans les écoles, certainement pas. Hors de question. Si ses thèmes sont ceux de notre siècle, et doivent être connus; le film est tout sauf à mettre entre toutes les mains.



jeudi 2 avril 2009

"Coup de gueule"

J'étais tranquillement en train de finir mon déjeuner au moment des infos sur Radio Classique. Et là, c'est le choc, il y a eu une panne à la Gare du Nord ce matin, moralité, un certain nombre de candidats à l'agrégation se sont retrouvés coincés, et évidemment quand ils sont arrivés, qu'ont -ils trouvé ? Porte close. PORTE CLOSE !

On le sait, quand on s'inscrit, qu'il faut arriver en avance, etc, qu'ils ne peuvent pas attendre et gnagnagna. Sauf que là, la panne, elle a commencé à 6h30 d'après le Monde. Alors à quelle heure exactement est-on censé y aller ? Ou peut-être il faut camper sur place ? Ou trouver un taxi, et prier pour que le trafic permette d'arriver avant que les joyeuses portes trop ravies de se débarasser de copies et candidats potentiels - on écrème comme on peut - ne se ferment.
Les pannes, cela arrive, c'est certain, ce n'est la faute de personne, c'est juste regrettable. Les règles existent aussi, le concours est national etc, doit commener environ à la même heure partout etc... Soit.

Mais enfin, qui s'intéresse à l'injustice profonde du sort de ces candidats qui viennent tout juste de voir une année de leur vie FOUTUE EN L'AIR ?
Certes, ils ont travaillé, appris des choses, etc, ça leur servira pour l'année prochaine, ils devraient aller passer les autres épreuves pour passer une agreg blanche. Mouais... m'enfin, quand on encaisse un coup pareil, c'est un peu remuer le couteau dans la plaie que de revenir sur les lieux du crime - le sien... Chapeau à ceux qui peuvent...

Chiffrons un peu une année d'agreg, pour qu'on se rende mieux compte. Prenons les lettres modernes, c'est celle que je connais vraiment :
- livres au programme, dans les 200 euros,
- livres sur les livres au programme, dans les 200-300 euros,
- cours Sévigné, dans les 100 euros - si vous vous mettez à dix pour les acheter...
Après les frais varient :
- nourriture, dans les 100 euros par mois,
- ratp, minimum 345,
- loyer, difficilement moins de 400 et uniquement en coloc,
- inscription à la fac, 600 euros en septembre, pour les non boursiers.

Ajoutez à cela que les bourses sur critères universitaires ont été supprimées.

Et qu'en est-il du temps investi...? c'est dans les 25 heures de cours par semaine, du travail constant en dehors, quand on passe l'agreg, on ne peut pas travailler à côté encore, on n'arrive déjà pas à tout faire...
Et sa santé mentale et physique y passe...

Et le concours, sélectif, très sélectif, surtout qu'il est soumis à la fantaisie de certains correcteurs dont l'ambition de toute une vie était précisément de se retrouver assis à cette place... est déjà assez éliminatoire en lui-même... la majorité des candidats la passe deux fois, une bonne partie 3 ou 4 fois... et bien ce n'est pas la peine d'en rajouter encore et de leur faire perdre une année pour des raisons auxquelles ils ne peuvent rien.

Une agrégation, c'est un investissement financier d'abord, mais également personnel, mental, et physique énorme, les candidats ne "jouent" pas juste à passer l'agrégation, et ce n'est pas aussi simple de dire "ils n'ont qu'à la passer l'an prochain"... C'était une année importante qu'on leur a volée et qui ne se remplace pas comme ça.

Evidemment, au long terme, ils en retirent quelque chose, mais à court terme, et dans le vif, il est dur de prendre du recul. Toutefois, c'est une maigre consolation, mais il est bien vrai que ce qui ne tue pas rend plus fort...

Et ma foi, peut-être pourra-t-on espérer qu'un jour l'Education Nationale arrête de considérer les élèves comme la chair à cannon de la République et mettra en place par exemple des bus à partir de leurs universités habituelles pour se rendre sur le lieu du concours, ou arrêtera de prévoir des épreuves de l'oral dans des bleds paumés qui font se lever les candidats à 5h00 du matin, et arrivés épuisés pour passer une épreuve... Peut-être un jour l'ENS arrêtera de mettre les 3 dissertations de 6h à la suite l'une de l'autre pour compter sur l'épuisement des candidats pour qu'ils s'éliminent tous seuls...

On peut rêver...

vendredi 13 mars 2009

Russel Maliphant


Le théâtre de Chaillot propose en ce moment trois ballets de Russel Maliphant : Flux, Small Boats, et Push, que je ne peux que recommander pour leur beauté, leur originalité et leur intelligence.

Flux présente un seul danseur en scène, pour un ballet de dix minutes, sur une musique électronique très épurée. D'emblée, le spectateur est frappée par l'utilisation des lumières que le spectacle met en jeu. Avant le lever de rideau, la salle est plongée dans une obscurité totale, pour mieux faire ensuite, lentement, émerger sur scène dans un premier cercle de lumière, petit et lointain, Alexander Varona. Ce danseur, clef de voûte des trois ballets de la soirée, a une belle physionomie: il est grand, large d'épaules, musclé, il a un très beau corps, et le crâne rasé, ce qui du coup, crée une surface supplémentaire sur laquelle vient se réfléchir la lumière du spot unique éclairant la scène. Il nous offre une danse virevoltante, très ancrée dans le sol, mais avec tours et contre-tours constants, jeux de bras, déplacements en ellipses sur le bord du cercle de lumière qu'il emplit véritablement de sa présence. Sa danse donne l'apparence d'une vague, elle monte et descend, reprendre appui dans le sol, avant de remonter un instant. Le passage dans le second cercle se fait progressivement, il y gagne plus d'altitude et de vitesse. Cette danse est placée sous le signe de la symétrie, car, lorsqu'on reconnaît enfin la structure de pas qui scande ce poème dansé, soudain, il s'arrête.

Small Boats est très surprenant pour sa mise en scène. Un ami souligna une parenté évidente avec David Lynch - que je ne connais malheureusement pas. Le ballet s'ouvre sur un film montrant des bateaux à la casse, derrière un grillage que nous longeons, et qui finit par absorber toute notre attention, quand l'écran se divise pour faire appaître, dans la bande noire du milieu, les corps des danseurs qui tanguent, jouets de cette mer injuste. Le ballet s'organise autour de trois séquences, dérive, échouage, noyade... la dérive est belle et lente. L'échouage plus dynamique, ils prennent soin l'un de l'autre, se portent, s'entraînent, la scène commence à l'écran, et est reprise sur scène de façon tout à fait saisissante. Au coeur de ce balais, des scènes de chutes, terrifiantes, dans les ecalier d'un grand chateau décoré à la mode du xviii° siècle, là sur fond de cris, nous voyons les survivants apparaître tels des spectres sur l'écran. La mort enfin, est courte et dure, les corps sont rejetés par la mer, ou pris dans les filets, tels des dauphins, ils y meurent. La mer, ici marâtre cruelle inspire un ballet très impressionnant où la force des images et des scènes vient s'opposer, et se renforcer d'une certaine manière, à la douceur et la symétrie de la danse en scène. Maliphant m'aura en effet ce soir donné l'impression d'une grande symétrie, comme si la scène était un dyptique, mais temporel dont les deux parties fonctionnent en miroir inversé.



Le troisième ballet, Push, après un entracte interminable, reprend cette idée de la symétrie, mais la décline sur le mode de la variation. Les mêmes séquences de pas sont reprises en écho dans le ballet, mais ils sont le support d'une variation cette fois, qui donne de cette danse l'impression qu'elle avance en décrivant des cercles qui ne se superposent jamais, qui sont toujours en léger décalage, un peu comme le mouvement "Andante ma moderato" du Sextuor à Cordes 1 opus 18 en si bémol majeur de Brahms. La musique d'ailleurs y était toujours électronique, mais à tendance new age, du coup teintée de cordes par exemple. Le ballet racontait l'histoire d'un couple dont le mot clef est l'appui. La femme, Julie Guibert, danseuse fluette et légère est contamment portée par Alexander Varona qui s'en enveloppe presque. L'homme, à l'évidence, est donc son soutien, mais la relation est réciproque, il peut s'appuyer sur elle, et si elle a sa force, il a la beauté de sa danse, qu'il porte à l'existence, et sa confiance. S'en remettant à lui de la sorte, elle le fait briller lui aussi. Le ballet propose donc 35 minutes d'un pas de deux éblouissant que structurent les fameuses variations et habillent les jeux de lumière que décidement, Maliphant sait mettre à profit.

Ce spectacle fut donc à l'évidence d'une rare beauté, les nombreux rappels en témoignèrent. Ce que Maliphant propose, peut-être par exemple face à un Forsythe, c'est un souci impressionant de la symétrie, non pas sur scène, mais dans le déroulement chronologique du ballet, comme si on avait un pli au milieu de la feuille, et que les mouvements, si on la plie, allaient venir se coller un à un. Il ajoute à cela un talent réel pour la condensation, une efficacité de moyen, et une fluidité sans précédent qui font se demander si dans les spirales qui certainement l'ont rendu célèbre, ce sont des humains que nous voyons, ou des machines, ou un simple tourbillon d'air, la danse même. Maliphant est donc pour moi le chorégraphe de la sobriété raffinée.

jeudi 5 mars 2009

" Le divin Marquis"


Les livres de Sade ont cela de particulier que le premier élan qui nous pousse à les acquérir n'est jamais très innocent - la curiosité, en effet, est un péché, elle se colore de cela de particulier à son sujet, que bien souvent, la seule image que l'on ait de lui, est celle d'un pervers pornographe. On achète par curiosité du vice, parce que la lecture, de tout livre, mais des siens en particulier, est un acte paradoxal et problématique qui fait trouver du plaisir à des choses affreuses.

C'est l'un des aspects de Sade. Récemment, grâce aux travaux de Michel Delon, j'eus l'occasion d'en découvrir un autre qui a mes yeux vient donner toute sa cohérence à son oeuvre, et le rend peut-être d'autant plus lisible : son goût pour l'encyclopédisme.

Son oeuvre est divisée en deux panneaux, celui destiné à être vu, auquel figure Aline et Valcourt, et celui destiné à rester dans l'ombre, où trône son chef d'oeuvre, Les 120 Journées de Sodome. L'un fait réfléchir l'autre, une fois lu les oeuvres au souffre, leur connaissance vient inquiéter les autres, et insinue dans le subconscient du lecteur le pressentiment angoissé de ce qui était auparavant "gazé", et qu'il peut dès lors imaginer - souvent bien pire que ce qu'il soupçonnait à la première lecture.

Le trait d'union entre les deux panneaux, à mon sens, davantage peut-être que le goût de la transgression, l'exposition de la perversion des certaines âmes, ou l'absence de foi en homme, c'est une vocation littéraire à l'encyclopédisme. Sade, homme du siècle des Lumières, ne pouvait pas y rester indifférent, mais son objet d'étude est purement textuel. Les 120 journées de Sodome peuvent s'envisager, il le suggère lui-même, comme un recensement de toutes les perversions humaines. Il avait le projet d'en exposer 600, à l'aide d'une organisation rigoureuse en passions simples, doubles, criminelles et meurtrières, exposées en 120 jours, à raison de 150 en 4 mois. Le roman, inachevé, laisse entrevoir la vocation à l'exhaustivité de son auteur, et sa lecture, dès lors, est riche de plusieurs aspects. Elle est tout d'abord une épreuve de résistance : peut-on lire tel roman d'une traite, la répétition toujours aggravé de tant de perversion ne vient-elle pas à bout du seuil de résistance de tout individu ? Qu'est-ce qui motive la lecture ? La curiosité ? Elle est bien mal placée d'une certaine manière, bien paradoxale, car au moment même où j'ai la nausée, après deux cent pages de ce traitement, je veux continuer, voir comment il peut faire pire, jusqu'où il peut aller, comment il va le dire - autre problème fondamental du roman. Et le plaisir de lecture de Sade, car à mon sens il y en a un, réside d'une part dans cette lute interne du lecteur entre curiosité et écoeurement, et dans le respect qu'on ne peut s'empêcher d'éprouver devant un des rares témoignages publiés d'un auteur au travail, avec encore les notes qu'il pouvait s'adresser.

La lecture d'Aline et Valcour, quoique plus rebutante au départ, 800 pages dans mon édition de poche, est plus facile pour la sensibilité. Les crimes y sont présents, mais à l'arrière-plan, on ne peut que les deviner, voire tâcher de les ignorer comme la présidente de Blamont. Ce roman partage avec son frère bâtard la vocation à l'encyclopédisme, ici très impressionnante. Il est, génétiquement, hybride, il appartient au genre du roman sentimental, du roman épistolaire, du roman picaresque, éventuellement du roman libertin. Il enferme à la fois la plus grande vertu : Aline, et la plus grande perversion, son père Blamont. Il contient une nouvelle enchâssée, de plus de 400 pages, les aventures de Sainville et Léonore, qui vient redoubler celles d'Aline et Valcour, et s'y opposer, également, par un soigneux effet de symétrie. Leurs aventures, sont narrées pour ainsi dire deux fois, par Sainville, qui fournit une réfléxion politique, et Léonore, soutenant une réfléxion religieuse. Ils représentent la veine picaresque du roman, ballottés d'aventure en aventure, d'auberge en tempête et naufrage, orchestrés de façon à ce qu'on s'étonne presque qu'ils finissent par se retrouver, tant Sade donnait l'impression de pouvoir encore continuer, fournir des aventures à l'infini.

Son roman, presque unique en son genre, m'apparaît comme un condensé, et un hommage à la littérature qui a pu le précéder. En le lisant, le lecteur retrouve Don Quichotte, Candide, Les Liaisons dangereuses, La nouvelle Heloïse, le tout si étroitement tissé que le roman s'offre, outre comme une encyclopédie des formes romanesque, également comme une mise à l'épreuve, et une définition par l'exemple de la littérature elle-même.

Cette soif d'absolu, portée à son plus haut degré au XVIII ème siècle, exerce à mon sens sur tout lecteur, pourrais-je dire "littéro-mane" un pouvoir de fascination sans borne. ce que pointe Sade, dans ces deux livres, est le penchant naturel et irréductible de l'homme à la volupté, et à la soif de consommation, qu'il illustre dans deux de ses aspects, libido dominandi et libido sciendi. Avant Barthes, il fait ressentir à son lecteur que l'activité de lecture est profondément érotique. Aline et Valcour d'une certaine façon vient donc s'ajouter aux perversions des 120 Journées de Sodome, comme celle qui s'adresse à l'esprit, car si l'homme peut jouir de ce qu'il se sait faire le mal, intellectualiser son plaisir, il le peut aussi d'autres plaisirs plus innocents. Autant qu'une mise en garde, ces lignes de Sade valent donc également comme définition de la perversion dite - goût de la lecture...

"c'est maintenant, ami lecteur, qu'il faut disposer ton coeur et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, le pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens, ni chez les modernes. Imagine-toi que toute jouissance honnête ou prescrite par cette bête dont tu parles sans cesse sans la connaître et que tu appelles nature, que ces jouissances, dis-je, seront expressément exclues de ce recueil et que lorsque tu les rencontreras par aventure, ce ne sera jamais qu'autant qu'elles seront accompagnées de quelque crime ou colorées de quelque infamie. sans doute, beaucoup de tous les écarts que tu vas voir peints te déplairont, on le sait, mais il s'en trouvera quelques uns qui t'échaufferont au point de te coûter du foutre, et voilà tout ce qu'il nous faut. Si nous n'avions pas tout dit, pas tout analysé, comment voudrais-tu que nous eussions pu deviner ce qui te convient ? c'est à toi à la prendre et à laisser le reste..."

En photo : le manuscrit des 120 journées de Sodome.