mardi 27 mars 2007

Je me suis toujours demandée si j'étais la seule à remarquer, et à m'agacer de ce qu'on désigne l'un de nos candidats à la présidence par son prénom. Jusqu'à la lecture de cet article du Monde, du 16 mars 2007 :

« Nicolas et Royal» ou la domination masculine

François de Singly, Professeur de sociologie à l'Université Paris Descartes.

En campagne électorale, ,la différence des sexes se niche dans le détail.

Il se passe au sommet de l'Etat quelque chose de comparable à ce qui est observé dans les cuisines. A savoir que la nor­me de l'égalité «homme – fem­me » s'est imposée. Il est difficile d'affirmer, surtout dans la situa­tion quasi publique d'un sondage, que l'on pense qu'une femme est moins capable d'être élue présiden­te qu'un homme, tout comme il est peu aisé d'oser affirmer que la vais­selle, le lavage des vitres requièrent des compétences spécifiquement féminines. Mais, derrière ces décla­rations de principe, les murs sépa­rant les' territoires masculins et féminins ne sont pas abattus. Le travail domestique est assuré majo­ritairement par les femmes, y com­pris celles qui sont engagées dans une vie professionnelle; et le travail politique assuré majoritairement par les hommes.

Plus grave, des voix autorisées nous font croire qu'il y a danger: il y aurait de la « confusion des sexes » dans l'air, selon Michel Schneider. La «différence des sexes» ne devrait pas être remise en question, les femmes qui veulent le pouvoir n'expriment en réalité que leur «envie dé pénis », et donc déstabilisent l'ordre de cette différence.

Plus grave encore, car plus souterrain, la pensée ordinaire, repéra­ble par les résultats d'un sondage sur les qualités associées aux candidats. M. Sarkozy est considéré com­me le plus «compétent» (52 % contre 22 % à Royal), il est vu com­me ayant «vraiment la stature d'un chef d'Etat» (52 % contre 22 %). Mme Royal ne bat M. Sarko­zy que parce qu'« elle est le plus à l'écoute de [vos] préoccupations» (35 % contre 30 %). L'écoute et l'at­tention à autrui sont des qualités socialement féminines.

Mme Royal est créditée donc d'être une «femme », mais par la médiation d'images représentant les sexes (sans les nommer). Et, dans le même temps, les personnes interrogées estiment que M. Sarko­zy serait plus «un vrai» prési­dent, avec de la compétence. Le, pouvoir politique exige des compétences qu’inconsciemment on continue à reconnaître aux hommes.

Ces résultats démontrent que la confusion des genres n'est plus à l'œuvre en France en 2007. La domination masculine s'exerce de manière feutrée, mais avec efficaci­té. Il faut remarquer alors que Mme Royal a peut -être pris des risques avec la démocratie représentative.

En effet, être à l'écoute des gens - ce qu'elle a réalisé - a renforcé, là encore inconsciemment, les ima­ges socialement les plus féminines, et donc, par un effet pervers, l'a éloi­gnée de la prise d'un pouvoir toujours coloré de masculin. Le piège des stéréotypes du masculin et du féminin s'est refermé sur elle. Il ne suffit pas, ce qui est audible dans les discours de Royal, ensuite de dire « je » pour équilibrer. Le pou­voir masculin ne relève pas du « je » - expression personnelle ­mais du « nous » - expression de l'intérêt général.

Les difficultés, y compris en écrivant cet article, pour désigner Mme Royal en ne mettant pas son prénom sont symptomatiques de la force de la domination masculi­ne. Le match Sarko/Ségo est tru­qué, puisque le premier est désigné par son nom et la seconde par son prénom.

Clairement, aujourd'hui, dans nos têtes, on ne confie pas la prési­dence de la République à un indivi­du considéré comme un proche (signe du prénom), on le confie à quelqu'un de compétent, à quel­qu'un qu'on n'ose désigner que par son nom. Sarko n'est pas dési­gné, alors que rien ne l'interdit, même pas la rime, comme Nico. La domination masculine s'insinue dans les plus petits détails, dans les mots. Elle est en train de nous conduire à une situation classique (et sexiste) : à un « vrai » match, entre deux hommes. Enfin des repères que l'on connaît.

Il semble que les électeurs veu­lent d'un pouvoir «masculin », conformément à leur vote non au référendum, reflet d'une grande inquiétude. L'ordre des sexes reste pour nombre d'entre nous (y com­pris pour des femmes) comme quelque chose de rassurant. Dans un monde perçu comme chan­geant trop et trop vite, dans un monde source d'incertitude, la dif­férence des sexes, au-delà des grands principes, est, hélas, une des références de la stabilité!


La carte du féminisme se retourne contre elle visiblement. Et je ne peux m'empêcher de dire que j'en suis bien contente. Il ne s'agit pas de voter pour un homme ou pour une femme, elle déplace le débat. On s'en fiche du sexe du président, et de sa vie privée aussi d'ailleurs. Ou en tout cas on devrait. L'expérience prouve que ce n'est jamais le cas. Mais admettons que cela le soit. On vote pour élire un candidat à une fonction, sur un programme. En quoi le fait qu'elle soit une femme a quoi que ce soit à voir avec cela ?

Sans doute, elle fait référence à l'éternel féminin, "les femmes sont plus à l'écoute, s'il n'y avait que des femmes au pouvoir il n'y aurait déjà plus de guerres depuis longtemps" et patati et patata. Pile ce dont le féminisme essaie de sortir. Ce n'est pas servir le féminisme que de demander un traitement de faveur, ou une exception parce qu'on est une femme. Il s'agit de montrer qu'on fait les mêmes choses tout aussi bien, pas mieux ou je ne sais quoi, pourquoi devrait-on forcément faire mieux ? Ça, ça se joue à l'échelle individuelle. Quelle femme voudrait entendre "elle se débrouille bien... pour une femme..." et c'est exactement ce vers quoi on tend là. Jouer sur les vieux clichés n'est pas faire avancer les choses. Au contraire, c'est ancrer une situation, donner raison à ceux qui pensent déjà qu'il y a une différence fondamentale. Les hommes ne se justifient pas, ne s'excusent pas d'être des hommes. Pourquoi devrait-on toujours se servir du fait qu'on est une femme comme une excuse, un étendard etc... il faut sortir de ce cadre de pensée, ou plutôt de non pensée... C'est une femme... soit... et alors, ça ne fait pas d'elle meilleur ou pire candidat...

Ça serait bien si on s'en rendait compte...





vendredi 23 mars 2007

melancholia


Les personnes changent, passent, mais le sens du poème reste toujours aussi pertinent, les vers vous viennent toujours autant à la bouche pour nommer ce qui échappe. Il est des poèmes de manque et de déprime comme il est des chansons de déprime. Leur douce mélancolie a quelque chose de poignant et de réconfortant à la fois. Celui-ci me vient de préférence. Pour la chanson, voyez Damien Rice, O, B.O. de Closer... à mettre en fond en lisant le poème peut-être... non ça ferait trop. Il faut garder du ciel bleu... "for every could has its silver lining"...

Enjoy :

Argument

Days that cannot bring you near

Or will not,

Distance trying to appear

Something more than obstinate,

Argue argue argue with me

Endlessly

Neither providing you less wanted nor less dear.

Distance: Remember all that land

Beneath the plane;

That coastline

Of dim beaches deep in sand

Stretching indistinguishably

All the way, all the way where my reasons end ?

Days: and think of all those cluttered instruments,

One to a fact,

Cancelling each other’s experience;

How they were like some hideous calendar

“Compliments of Never and Forever, Inc.”

The intimidating sound

Of these voices

We must separately find

Can and shall be vanquished:

Days and Distance disarrayed again

And gone

Both for good and from the gentle battleground.


E. Bishop, a cold spring.

mardi 13 mars 2007

Shakespeareanisms


Aujourd'hui, c'est une journée Shakespeare. Regardez ce que j'ai trouvé dans The Merchant of Venice:

To bait fish withal: if it feed nothing else, it will feed my revenge. He hath disgraced me, and hindered me half a million, laughed at my losses, mocked at my gains, scorned my nation, thwarted my bargains, cooled my friends, heated mine enemies; and what's his reason? I am a Jew. Hath not a Jew eyes? Hath not a Jew hands, organs, dimensions, senses, affections, passions? Fed with the same food, hurt with the same weapons, subject to the same diseases, healed by the same means, warmed and cooled by the same winter and summer, as a Christian is? If you prick us, do we not bleed? If you tickle us, do we not laugh? if you poison us, do we not die? and if you wrong us, shall we not revenge? If we are like you in the rest, we will resemble you in that. If a Jew wrong a Christian, what is his humility? Revenge! If a Christian wrong a Jew, what should his sufferance be by Christian example? Why, revenge! The villainy you teach me I will execute, and it shall go hard but I will better the instruction.

C'est Shylock, le juif caricatural de la pièce, qui a cette très belle réplique. Il a passé un pacte avec un riche commerçant catholique, qui n'a jamais cessé de l'humilier, de s'opposer à lui, de le rabaisser par antisémitisme, aux yeux de Shylock en tout cas, dans la pièce, on n'en est pas témoins. Mais peu importe, la réplique gagne à avoir un sens général. Antonio lui a emprunté de l'argent, et s'il ne le rend pas au jour dit, le juif a droit sur sa peau. Je choisis volontairement cette expression pour ceux qui connaissent la pièce et le tour que Portia joue à Shylock. Il répond là à Salerio, un ami du commerçant, qui lui demande à quoi lui servira d'avoir la peau d'Antonio. Une fois n'est pas coutume, je la traduis pour que tout le monde en profite :

"Pour attirer le poisson avec. Si cela ne nourrit rien d'autre, cela nourrira ma revanche. Il m'a fait tomber en disgrâce et m'a fait perdre un demi million, il a rit à mes pertes, s'est moqué de mes gains, il a méprisé ma nation, contrarié mes affaires, refroidit mes amis, échauffé mes ennemis, et quelle est sa raison ? Je suis juif. Un Juif n'a-t-il aps des yeux . Un Juif n'a-t-il pas des mains, des organes, des dimensions, des sens, des affections, des passions ? N'est-il pas nourri avec la même nourriture, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, soigné par les mêmes moyens, réchauffé et refroidi par le même hiver et le même été que l'est un chrétien? Si vous nous piquez ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez ne mourrons-nous pas ? Et si vous nous faites du tort, ne devons-nous pas nous venger ? Si nous sommes comme vous pour le reste, nous vous ressemblerons en cela. Si un Juif fait du tort à un Chrétien, quelle est son humilition ? La revanche. Si un Chrétien fait du tort à un Juif, que devrait-il tolérer suivant l'exemple du Chrétien ? Quoi ? La revanche ! Les villénies que vous m'enseignez je les exécuterai, et ce sera dur mais je vais améliorer l'instruction".

Tout est là ! Déjà ! La pièce date de 1600.

Et pour montrer combien Shakespeare est grand et immortel, voici ce qu'on trouve dans le film de Ben Stiler, la nuit au musée :

"some are born great, some achieve greatness, and some have greatness thrust upon'em".


C'est tout droit tiré de twelth night, tirade de Malvolio.

Shakespeare est grand.


lundi 12 mars 2007

"en lisant, en écrivant"


Je travaille en ce moment sur la notion de lyrisme, et je n'ai pu, en les lisant, ne pas retenir ces deux très belles citations de Jean-Michel Maulpoix dans son ouvrage Du lyrisme. Il reprend et augmente son ouvrage initial, La voix d'Orphée. Voici donc :

Le langage reste la marque d'un exil : si l'homme parle, s'il compose des poèmes, c'est aussi qu'il n'est jamais présent sur la terre à la manière immédiate et naïve de la plante ou de l'animal.

Écrire n'est après tout rien d'autre que de faire don à autrui de ce qu'on ne possède pas soi-même...


Deux idées clefs de la poésie s'expriment là.

Tout d'abord, l'idée que l'homme est en exil sur la terre, celle-ci, elle est vieille, mais au-delà de tout syncrétisme, de toute idéologie, ce qu'elle a d'intéressant à mes yeux ici, c'est qu'elle pose le langage à la fois comme barrière et comme lien. Le langage est la distance que nous mettons entre les choses et nous, un recul, derrière un mot, il y a un média, une prise de distance indéniable, parce que formulation. Conversion de ce qu'on voit, d'une idée, d'une notion en son. Comme lien, parce qu'il est le média de notre rapport au monde. Il est ce qui nous permet d'entrer en contact avec lui, notre façon de nous y rapporter, de l'appréhender.

Ensuite, la deuxième idée, qui m'est assez chère, c'est la conception selon laquelle on écrit pour pallier un manque, faire être ce qui n'est pas ou plus. Reverdy a cette très belle formule bien connue "la poésie, c'est le bouche-abîme du réel désiré et qui manque". Et il est vrai que fondamentalement, on ne peut se contenter ni se satisfaire de ce qui est : desirare en latin veut avant tout dire "regretter l'absence de...", peut-être est-ce pour cela, pour ce manque intrinsèque et originel, que le désir est parfois si impérieux, si douloureux, "like there was no tomorrow" disent joliment les Anglais. En un sens, la poésie est là parce que ce qui est ne suffit pas. Pulsion de maîtrise, volonté d'avoir plus ou autre chose, poursuite du bonheur, on est toujours poussés en avant, et quand on cesse de l'être, il faut commencer à s'inquiéter. La poésie serait alors la mise en mots de ce trouble, de cette sorte de perplexité devant la vie et son désir impérieux.

Cela nous ramène alors à Rimbaud, comme souvent, qui a le mot de la fin :

« Décrire le silence, noter l’inexprimable, fixer des vertiges ».


Ci-contre, Hésiode et la Muse de Moreau.

samedi 10 mars 2007

Desert Flower

C'est le titre d'un livre. De Waris Dirie. Elle fut mannequin, elle a débuté aux côtés de Naomi Campbell, pour le calendrier Pirelli, elle est Somalienne. Elle est ambassadrice de l'ONU aujourd'hui, pour défendre une cause qui lui est chère et toute personnelle : le combat contre l'excision.
ce qui suit est un article que j'avais écrit il y a quelques mois pour le blog d'une amie - elsia - qui m'avait gentiment proposé de le publier.

Il est des choses dont on n’a pas envie de parler, des choses dont on ne veut pas savoir qu’elles existent… Et pourtant, parfois, il est des voix qui s’élèvent, dérangeantes, pour nous les rappeler. Celle de Waris Dirie est de celles-ci. Cela devrait surprendre ceux qui la connaissent comme mannequin, mais pas les rares qui la savent ambassadrice à l’ONU, ou qui, comme moi, ont découvert son autobiographie, Desert Flower. Elle est née dans une tribu de nomades somalis, a été excisée toute jeune, et, malgré la honte, la douleur, elle en a fait sa cause. Parce que cette pratique, « traditionnelle », concerne encore vingt-huit pays africains à ce jour. Vingt-huit pays où « au moins deux millions de filles courent le risque, chaque année, d’en être les prochaines victimes, cela fait 6000 par jour » écrit Waris Dirie, et sur celles-ci, 80% subissent l’infibulation, tout comme elle. Ce sont des chiffres qui devraient – je dis devraient, parce que je sais bien que ce n’est pas le cas, nous sommes nés ici, nous ne pouvons pas nous rendre compte – nous faire frissonner d’effroi. Si nous savions.


Le peu qu’on sait communément, le plus souvent, c’est qu’elles n’ont pas d’orgasme, et on se dit bah, c’est triste, mais bon… voilà quoi…On pense, à tort, que des chirurgiens peuvent les opérer, tout réparer, leur rendre leur féminité. On ne dit pas qu’une femme excisée met dix minutes à uriner, parce que – et oui – on a totalement redessiné toute son anatomie. Elle urine au goutte-à-goutte. Et il en va de même pour les règles, une dizaine, voire une douzaine de jours, tous les mois, dans des maux de ventre qui ne sont rien comparés aux nôtres. Lorsqu’elles se marient, leur époux les pénètrent de force, ou ouvrent leur passage au couteau… Lorsqu’elles accouchent, elles se déchirent la plupart du temps, en meurent très souvent, trop. Mais toutes ces « choses » ne concernent que deux femmes sur dix à naître dans ces pays, nous dit Waris – les huit autres meurent des suites de l’excision. Et c’est normal quand on y réfléchit : gangrène, infection, tétanos, septicémie, hépatite B ; car on leur retire les petites lèvres, les grandes, la totalité du clitoris, dans le pire des cas, le plus fréquent, et on recoud avec une vieille aiguille, parfois une épine. « On », ce n’est pas un médecin, c’est une « sage-femme », si on peut dire, ou une femme du village, exerçant traditionnellement cette fonction. Elles passent ensuite une dizaine de jours les jambes attachées ensemble, pour que la plaie cicatrise, isolées du clan, sous un arbre, couchées, à attendre de voir si elles vont vivre ou mourir. Elles n’ont pas cinq ans parfois.

Beaucoup pensent, nous dit Waris, que cette pratique est inscrite dans le Coran. C’est absolument FAUX. Cette pratique est promue et exigée par des hommes, « ignorants et égoïstes », voulant s’assurer la propriété des faveurs sexuelles de leurs femmes. Une femme non circoncise est considérée comme sale, à la sexualité débridée, on ne peut la marier, ce qui hypothèque alors sa survie. Waris dit à un moment, que si on pratiquait cette mutilation sur des hommes, on n’en parlerait déjà plus aujourd’hui, elle aurait cessé d’exister. Je suis née en Occident, j’ai du mal à voir les hommes comme cela, à penser qu’ils peuvent laisser faire cela, ou, pire, le vouloir. Parce que ceux je connais ne supportent pas de m’entendre parler d’excision, de m’entendre l’expliquer. Moi non plus à vrai dire. Mais je suis une femme, ce n’est pas comme si j’avais le droit de me taire, sachant cela…

Allez voir le site de l’ONU, renseignez-vous, parlez-en autour de vous, signez les pétitions… ! Je sais, on veut l’oublier, parce que c’est horrible, mais on pourra le faire quand cela aura disparu, et le mauvais moment qu’on passe à en parler, n’est rien, rien du tout comparé à leurs vies…

13/11/2006.

samedi 3 mars 2007

can poetry redeem the world ?


La poésie peut-elle changer le monde ?
Notre regard sur celui-ci au moins ?

C'est l'une des questions centrales du XX° siècle, oh, avant déjà, mais elle est devenue centrale. C'est un siècle fertile en interrogations sur le pouvoir de la littérature et de la poésie, qu'on repense à Adorno qui au lendemain de la guerre déclare qu'on ne peut plus écrire de poésie dans la langue qui fut celle des nazis. Face à lui Paul Celan, Mohn und Gedachtnis, prouve le contraire...

Il n'y a pas de position unanime, juste un besoin, une volonté de dire pour commencer. Reverdy a une très belle formule pour cela dans "cette émotion appelée poésie", il parle de la poésie comme "le bouche-abîme du réel désiré et qui manque". IL assigne là une vocation supérieure à ce genre: la compensation.
Mais est-ce seulement possible, est-ce qu'on peut tout compenser, la souffrance amoureuse, la douleur, la mort d'un proche, par le pouvoir des mots ?

Auden a tendance à penser que non. Qu'on ne s'y trompe pas, c'est l'un des plus grands poètes de langue anglaise du XX° siècle. Et il continue à écrire, alors qu'il n'y croit pas, si on peut dire.
Peut-être veut-il nous dire que la poésie ne change pas le monde mais elle le dit, d'abord à soi, écrivant ou lisant le poème, et aux autres, et par là, elle crée ce lien, cette empathie proprement humaine, l'identification à la douleur de l'autre. L'émotion de l'épiphanie, prise de conscience, oui, c'est vrai, c'est cela, c'est exactement cela que je ressents. C'est beau de découvrir qu'un auteur latin a pu trouver l'assortiment de mots parfait pour dire ce qu'un homme du XXI° siècle ressent.

La poésie c'est déjà cela, et c'est aussi, d'une certaine façon, esthétiser le monde, la douleur, je peux la regarder, donc je peux vivre avec. Elle n'aide pas à la surmonter, elle aide à la contempler, aux sens esthétique et philosophique, la poésie réalisant selon moi le parfait équilibre entre la beauté de l'art et la profondeur de la pensée. Elle ne la rend pas acceptable, on peut hurler sa perte dans un poème, mais elle fait dire, elle est sortie vers l'extérieur de tout ce qui est intérieur et qui ronge l'âme, cherchant son expression.
Pour illustration, la parole en revient évidemment à Auden :

Funeral Blues

Stop all the clocks, cut of the telephone

Prevent the dog from barking with a juicy bone

Silence the pianos and with muffled drum

Bring out the coffin, let the mourners come

Let aeroplanes circle moaning overhead

Scribbling on the sky the message: he is dead

Put crêpe bows round the white necks of the public doves

Let the traffic policemen wear black cotton gloves

He was my north, my south, my east and my west

May working week and my Sunday rest

My noon, my midnight, my talk, my song

It thought that love would last forever, I was wrong

The stars are not wanted now, put out every one

Pack up the moon and dismantle the sun

Pour away the ocean and sweep up the wood

For nothing now can ever come to any good.


Ce poème, apparemment, hurle la perte de l'être aimé. Le compagnon du poète vient de mourir, la terre s'arrête de tourner pour le poète. Ou en tout cas elle devrait le faire, comment le monde peut-il encore être le monde, alors qu'il y a cette mort ? Sa peine prend des résonnances cosmiques. Et on le comprend, parce que non seulement c'est magniifque, mais parce qu'on s'est tous déjà demandé comment le monde pouvait-il ne porter aucune trace de ce changement qui pourtant nous nous ravage...

Auden dit cela, en première lecture, et en deuxième lecture plus fine, beaucoup plus fine et plus belle, il met le doigt sur la vanité et la vacuité de ce cri. Ca ne changera rien, absolument rien d'hurler, la peine sera la même, le monde reste le même. Il n'y a pas de sortie possible où tout viendrait s'effacer dans la conflagration finale. Comment fait-il pour dire sa peine et la vanité de celle-ci sans qu'on s'en doute... par l'outrance de ce qu'il exige tout d'abord, qu'on vide l'océan, qu'on balaie les forêts, qu'on chasse les étoiles, démantèle le soleil et emballe la lune... il va loin, il va loin jusqu'à la beauté de l'absurde, mettre des noeuds de crêpe au cou des colombes en signe de deuil... Non, décidément, rien à faire, cette mort ne pourra être surmontée ainsi. L'impossibilité de le faire se laisse lire en doux filigranes.

Mais la dire... la dire déjà est beaucoup : la disant il est humain, il offre aux autres la possibilité de l'appréhender. Et, de plus, la disant, il la pense, la conçoit, il est obligé de la regarder en face, la rendant belle, c'est plus facile, mais néanmoins, ce n'était pas gagné.

C'est ça la poésie, c'est l'échappée belle...


(En vignette, à gauche, Christopher Isherwood, le dédicataire du poème, et à sa droite, Wystan Hugh Auden).