vendredi 10 avril 2009

Réflexions sur Salò ou les 120 Journées de Sodome


J'ai eu la chance, le privilège, récemment, de faire une expérience de l'extrême en étant amenée à travailler sur Sade, comme l'indique une note antérieure. Le but était d'analyser la représentation de l'oeuvre de Sade dans la littérature et le cinéma au XX° siècle. Pour que le dépaysement soit plus total, j'ai choisi comme objet d'étude ce que je comprenais alors le moins, les 120 Journées de Sodome, et leur relecture par Pasolini dans Salò.

Les 120 Journées présentent une difficulté particulière, rare dans le vaste monde littéraire, celui de la presque impossibilité de le penser, de manier le texte. Il a déjà une nature particulière - étant en partie inachevé -, mais son contenu pervers est profondément réticent à la pensée, à la rationalité, difficile à manier. La perversité, déviance psychiatrie, n'est fondamentalement pas réellement pensable selon nos cadres traditionnels, elle nous est radicalement étrangère, autre, terra incognita de notre horizon de pensée que nous maintenant d'habitude soigneusement en marge de notre champ de conscience comme pensée, ou conscience dérangeante...

Le film, paradoxalement est bien en deçà, car il ne montre pas le quart des horreurs peintes par le livre, et au-delà de celui-ci, s'il en montre peu, le média est bien plus prenant, plus saisissant, et la nausée bien réelle pour nombre de spectateurs si j'en crois leur réaction sur les forums. En le visionnant, même à plusieurs reprises, je me trouvais toujours, irrémédiablement, dans la difficulté de le penser, de le manier, encore plus que pour le texte. Le texte, je pouvais encore le raccrocher à ce que je connaissais, et entrer par cette porte, structure, style... le cinéma, ce n'est d'habitude pas mon domaine d'étude et je m'y sentais vulnérable, presque démunie. Il fallait laisser infuser.

Au fil des semaines, des tentatives têtues pour penser Salò, il m'apparut premièrement qu'une des erreurs fréquentes des spectateurs avertis, est de le prendre pour une adaptation de Sade, ce que le film, qui cite des extraits entiers, laisse facilement croire. Ils l'évaluent donc à cette aune, discutent de la pertinence de le transposer dans la République fasciste italienne, parlent de trahison. Pour Barthes, Pasolini transpose littéralement quelque chose qui chez Sade est de l'ordre du fantasme, donne vie à quelque chose qui ne peut être porté que par l'écriture, et rate le sens du texte. Pour Foucault, c'est presque le contraire, la caméra ne peut que rajouter, ornementer, et là encore, trahir le texte de Sade. Cela est vrai si le propos de Pasolini est de représenter, d'adapter le roman sadien. Mais s'il en a fait une relecture, et l'a utilisé pour éclairer sa réflexion sur le fascisme, la société de consommation et tout ce que son pessimisme fondamental pouvait trouver d'inquiétant dans la société italienne des années 75, dans ce cas, il n'est plus tenu par un devoir de fidélité, il est libre d'interpréter. L'erreur est facile, ses trois films précédents ont adapté des livres : le Docaméron, les Mille et une Nuits..., tout porte à croire que Salò, dont le titre même désigne le livre, est aussi une adaptation. J'ai tendance à le voir comme une relecture. Pasolini a vu une parenté éclatante entre les dérives du pouvoir totalitaire, jusqu'où il peut aller, l'entreprise de libido dominandi, de possession des corps à laquelle se livrent nos quatre libertins. L'acte amoureux entretient une parenté avec la conquête, la guerre et la domination qui est aujourd'hui devenue lieu commun. Poussé dans ses retranchements, il se transforme en déshumanisation de l'autre, et en entreprise d'asservissement. En quoi, finalement, est-ce si différent des excès du fascisme ou du nazisme ? Le sexe. Oui, mais le sexe agit comme métaphore...

Je choisis donc de lire le film de Pasolini comme un film politique, éclairant son discours sur les excès du pouvoir à la lumière du texte de Sade. Cela ouvre une seconde piste de réflexion: d'où vient qu'il à la fois supportable, et insupportable... ?

Salò est insupportable car le texte de Sade l'est déjà lui-même... Personne, dans son bon sens, ne prend plaisir à entendre parler de coprophagie, d'émétophagie, de torture sur femmes enceintes et autres joyeusetés... Cela fait d'emblée du livre, puis du film qui le suit, une expérience limite. Pourquoi peut-on le voir ? J'ai eu l'impression que c'est précisément à cause de son discours politique. J'ai perçu les libertins comme dans une entreprise d'établissement de pouvoir absolu, d'asservissement et d'aliénation radicale et totale de l'autre. Et cela me renvoie à des choses que nous, héritiers de la Seconde Guerre Mondiale, des génocides et crimes de guerre connaissons. Nous essayons de penser l'impensable depuis des années, les camps de concentration, les goulags, les Totenkommandos... On lutte depuis des années pour trouver des cadres mentaux pour les concevoir. On en a trouvé un, de tels actes sont rendus possibles à des êtres normaux, non déviants à la base, par la déshumanisation de la victime. Elle cesse d'être humaine, je peux couper toute empathie, et la traiter comme un objet... Du coup, forts de ce cadre, on peut l'appliquer à Salò, et y réfléchir, voir comment cela fonctionne - quelque chose à quoi se raccrocher. Le film devient pensable et supportable. Toutes proportions gardées.

Mais il cesse également de l'être. Que change Pasolini par rapport à Sade : deux choses. Les victimes sont humanisées, on les voit souffrir, on ressent leurs émotions, on éprouve de l'empathie - soit : une identification est possible... Les gardes, notamment, les fouteurs qu'on retrouve dans les gardes ne sont pas des prostitués, des malfrats cueillis dans le ruisseau, mais des garçons, de jeunes hommes engagés de force dans la milice... tout un chacun. Qui peu à peu, au contact des libertins, s'habitue... voire y prend goût... Des représentants de la société considérée comme normale entrent dans le système des sociopathes... et jouent avec eux. Là, le film devient proprement effrayant... que la société ait sa place dans le château du côté des bourreaux, crée la peur que ces pratiques puissent se répandre, se généraliser, car elles ne sont plus le fait que des marginaux. D'autre part, tous comme les victimes, ce sont des gens au départ innocents, des gens comme tout le monde, qui avaient une vie avant, et ont été fauchés par le fascisme.

Ce que montre le film, c'est que dans le fascisme, et de façon plus large, dans les relations de pouvoir, il n'y a pas de neutralité, il n'y a que deux côtés, et on est soit de l'un, soit de l'autre, quand on ne veut être d'aucun... Seule échappatoire illustrée par la musicienne du film - le suicide... Le pessimisme de Pasolini éclate là pleinement. Mais que nous montre-t-il ? Rien au fond que nous ne sachions déjà depuis les deux Guerres Mondiales, mais il tend un miroir à notre refoulé, nous montre ce dont on a une vague conscience mais qu'on refuse de penser parce qu'il est profondément horrible de se dire que des gens ont été pris dans cette tourmente avant nous, et le serons encore après, parce que le fascisme n'a pas encore disparu, et que la quête de pouvoir est inscrite au coeur de l'homme...

La seule pointe d'optimisme du film, peut-être, c'est son existence même... quel besoin de nous faire prendre conscience, d'essayer de nous ouvrir les yeux, si ce n'est par espoir que cela nous change... ?

Un spectateur a écrit en réponse à l'article de Vincent Canby pour le New York Times de bien réfléchir avant de voir le film, car on ne peut "never unwatch" Salò, on ne peut plus vivre comme si on ne l'avait pas vu, en prétendant ne pas savoir. Précisément, il me semble que c'est le but... Maintenant, de là à le passer dans les écoles, certainement pas. Hors de question. Si ses thèmes sont ceux de notre siècle, et doivent être connus; le film est tout sauf à mettre entre toutes les mains.



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