vendredi 12 octobre 2007

cette pensée triste qui se danse...


Quand j’entends le mot tango, j’entends toujours le verbe latin, tangere, je touche, voire j’étreins. Le tango, c’est d’abord ça, une étreinte, charnelle, sensuelle, fugitive. Le tango, c’est une histoire d’amour qui dure le temps d’une chanson. Il est toujours frappant de voir ces gens qui dansaient joue contre joue il y a peu se croiser sans même un regard dans les couloirs du club, ces tangueros avec qui on danse passionnément, et qui, avant et après vous avoir invitée, certes, vous on fait un signe de reconnaissance, mais passent à côté de vous en glissant, comme si l’intensité de la danse rendait nécessaire ensuite de prendre ses distances, de passer de bras en bras dans un formidable geste d’oubli démultiplié à l’infini, redoublé par la quête, en chaque danseur, d’un autre qui vous manque, d’un style que vous aimez. Oubli et souvenir. Oubli des terres dont les cavaliers fiers ont été chassés par l’industrialisation, souvenir, dans cette communauté de la danse, d’abord entre hommes, d’une culture que la ville fait perdre, d’une identité, d’un être originel qui sommeille en attendant de renaître dans la danse, dans les raffinements des ganchos, dans les ornements, dans le jeu du rythme.

Le tango, c’est la tragédie racinienne, il faut intégrer les règles à la perfection, les faire siennes, les porter en soi pour laisser ensuite, au sein de ce cadre extrêment stricte, millimétré, éclater sa passion, sa personnalité, son caractère fier ou sa joie de vivre. C’est l’art de la subtilité absolue, où l’on transcende la parole par le geste ; on invite d’un regard, on se fond pour créer un couple, ou on danse l’un contre l’autre, on se provoque à coups de barridas, on séduit dans la sensualité des ganchos. Le tango, quand il vous saisit, est une caresse brûlante, il laisse à bout de souffle. Il est irrésistible, comme un parfum capiteux, il monte à la tête, prend son empire et s’assure votre allégeance. Il étend ses ailes et se propage à d’autres sphères de votre vie, le tango n’est pas un sport, ce n’est pas une danse même, s’entend, pas une danse au sens moderne. Le tango a une dimension ancestrale, il n’est pas dans ses figures, il n’est pas dans ses pas, il est entre les danseurs, dans la communion physique qui s’établit, qui nous ouvre vers une autre façon d’être-au-monde, et avant tout à l’autre. Le tango n’est pas ce qu’on voit mais ce qui advient entre les danseurs.

Quelques particularités du tango.

Le tango est exigeant, impérieux, c’est la danse du paradoxe. Trois rythmes sont possibles, la valse, le tango, musique au rythme régulier, la milonga, musique plus rapide au rythme parfois saccadé où l’on marque non seulement le temps mais bien souvent, dans l’idéal, les contre-temps. Marquer le temps en tango ne veut pas dire bouger en rythme, cela veut dire vers le pas au denier moment possible de chaque rythme, au dernier instant. Le tango est une danse du désir, il faut lui donner son temps. Marcher en tango, car on marche, et bien plus que dans les figures, c’est là que gît la réelle difficulté, c’est là qu’est l’âme et la beauté du tango. On évolue avec fluidité, on glisse tout en faisant un arrêt, imperceptible mais non moins réel à chaque pas. Parce que chaque pas est un tournant potentiel dans la danse, on peut construire à partir de chaque pas, il ne se pense pas sous la forme sérielle mais combinatoire, évolutive. C’est pourquoi chaque tango est unique. On avance la jambe, mais on déplace le poids du corps au dernier moment, et d’un seul coup, pour donner l’élan nécessaire au pas suivant. Le tango c’est une arabesque dessinée dans le sol avec ses moindres tours. On glisse sur le sol, on en lève pas les pieds, on en fait pas d’arc de cercles avec les pieds, ils doivent être le point d’articulation de tout mouvement, donc toujours joints, toujours se rejoignant pour élaborer autre chose, plus loin, plus beau. Le tango, c’est une question de confiance cruciale, il faut accepter d’accueillir un ou une inconnue entre ses bras, de lui offrir l’initiative de certain de nos mouvements, de se remettre entre ses mains. La différence notable entre le tango et la milonga est une question de tenue et de poids du corps, en tango, les danseurs sont liés, parce qu’ils se tiennent, le guidage passe par le bras droit du danseur, le rythme souvent par le gauche, la direction par l’orientation du torse. En milonga, le guidage passe de poitrine à poitrine, appuyée l’une contre l’autre, le poids de la femme est entièrement géré par l’homme, à la fois sa pire entrave, s’il n’y parvient pas, ou la condition d’une danse incroyable, par sa vitesse, sa précision, si l’alchimie prend. On part du principe que la technique est là… on peut alors faire ce que je considère souvent comme le tricot des jambes. Un ocho, c’est un huit en avant ou en arrière, ou en arrière pour avancer, en avant pour reculer si on veut raffiner, un gancho, c’est un crochet, l’un des danseurs enroule sa jambe autour de la jambe de l’autre, ou fait un crochet, vertical, vers le haut entre les jambes de l’autre, ou encore un crochet autour de la taille de l’autre. Une barrida, c’est le blocage suivi du déplacement du pied de l’un par l’autre. Une volcada, c’est la cavalière qui complètement en appui sur son cavalier, suit avec l’une de ses jambes son cavalier qui recule, sans bouger l’autre, formant ainsi une diagonale avec le sol, jusqu’à ce que le cavalier, avant à nouveau, remette la cavalière à la verticale. Ou choisisse de la traîner à travers la salle auparavant. Une catena, une chaîne, c’est quand le cavalier coinçant les jambes de la cavalière la fait se déplacer les jambes croisées, à l’identique des siennes… la liste peut encore être longue.

Enfin, comme toute danse qui se respecte a sa part de recherche et de création, du tango classique est né le neotango, ou tango nuevo. Il est complexe à reconnaître, il peut se danser sur une musique classique, tandis qu’on aura un tango classique sur un morceau de neotango. La musique est certes importante mais non déterminante. Du point de vue musical, pour le dire vite, le neo joue avec l’électronique, il fait une réinterprétation, une relecture des tangos classiques, à la lumière d'un nouveau rythme, cette fois bien plus marqué, ou en invente de nouveaux. Du point de vue de la danse, le neotango peut se définir comme recherche d’équilibre je pense, recherche du point limite, dans la marche, dans la tension des mouvements. Il peut être ou très rapide, ou très lent, il met l’accent sur l’équilibre, sur la force des jambes, sur la construction des figures, sur la connexion au sol, il possède bien plus l’espace que le tango classique. Et il est dévorant, la recherche, si elle est d’ordre chorégraphique, est également très exigeante en force et en souplesse. Du point de vue visuel, il est bien plus félin que le tango classique, qui sans être raide, peut donner une apparence de droiture, de rigueur, de hiératisme. La raideur, c’est par contre la marque du tango de salon qui parfois semble très loin des mouvements naturels du corps, il y a sans doute plus loin entre tango de salon et neotango, qu’entre tango de salon et valse, ou neotango et salsa. Le neotango c’est une fine dentelle que dévore un feu follet lorsque le rythme s’accélère.

Signe de reconnaissance, chaque bal signale sa fin par une comparsita, un air, repris plusieurs fois, toujours différemment, avec toujours une autre variation.

Dam-dam-dam-dam, damdamdam, dam, dam-dam-dam-dam, damdamdam,dam, dam-dam- dam-dam, damdamdam, dam, dam, dam-dam-dam, damdamdam…

http://www.youtube.com/watch?v=rGLavuPdu6U

Photo : Sebastian Arce & Mariana Montes

Aucun commentaire: