dimanche 8 avril 2007

comment détourner du Shakespeare...





Oh, pas le détourner au sens strict, mais donner une nouvelle perspective à l'une de ses citations. Démonstration. Quel vers de Shakespeare tout un chacun cite-t-il spontanément quand on l'interroge ?

All the world's a stage,
And all the men and women merely players

Citation archi-connue, et aimée, on en conviendra. Au point qu'on oublie parfois que c'est du bon vieux Shakespeare. Ou du moins la pièce dont elle vient - As you like it - comme il vous plaira. Consiédrons que le titre lui même est une incitation au jeu sur le texte de Bill.

Justement, cette citation trouve sa place dans une réplique de Jacques, un personnage secondaire, amoureux malheureux car sa belle est morte, et il ne parvient pas à se consoler. Ca le rend mélancolique, et par là, philosophe. La citation prend sa place dans une plus grande variation sur les âges de l'homme. Trois à l'époque d'Oedipe et du Sphinx, sept à celle de Shakespeare. Le chiffre sept est populaire à l'époque.

Mais on peut le lire d'une autre manière. Si on y regarde de plus près, on relève une petite étrangeté, la porte ouverte à notre analyse. Shakespeare dit bien "and all the men and women...". Et après, plus rien, toutes les illustrations des âges sont portées par des hommes. Evidemment, on peut le lire comme l'Homme. Ca en est le sens principal. Mais bon, on est au théâtre, on a une mise en abîme, ça vaut la peine d'y regarder à deux fois.



Il renvoie à la matérialité du théâtre tout d'abord. Il souligne ce qui se passe sous les yeux des spectateurs comme étant un spectacle de théâtre, qui n'est plus métaphore - image - détail de monde, mais métonymie - fragment d'une scène bien plus grande. Ca explique cette réflexion. Mais reste entier un autre problème, pourquoi parler des femmes là pour n'en plus parler après. C’est Shakespeare. Rien n'est gratuit...

On peut ainsi commencer par réfléchir au fait qu'on est dans une pièce où une femme se travestit en homme. Mieux, mettons d'emblée le schéma en entier : un homme (l'acteur), joue une femme (Rosalinde) qui joue un homme (Ganymède), jouant une femme (Rosalinde, son propre rôle, si on s'arrête à l'illusion théâtrale). On a un premier déplacement. La comédie - le théâtre que joue les hommes et les femmes sur la scène du monde, ce n'est pas tant celui des sept âges, que celui de l'identité elle-même... Qui sont-ils ? Hommes ? Femmes ? Les deux en même temps ?




L'idée, c'est si Rosalinde est une femme, et peut jouer un homme, et être prise pour telle, par les personnages de la pièce, et par nous dans une certaine mesure, et bien les qualités qu'on accole d'habitude aux hommes et aux femmes pour les différencier deviennent obsolètes, vu qu'elle peut aussi bien assumer les deux rôles. Il n'y a donc pas d'éternel féminin, ou plutôt si : l'éternel féminin, c'est la définition qu'on a des femmes, les clichés, lieux communs etc qu'on accumule dessus. C'est un ensemble de qualités sociales, - artificielles, un peu outrées (il faut toujours marqué le trait pour être vu), qu'on groupe, et sur lesquelles on colle l'étiquette (typiquement) féminin. La féminité - l'éternel féminin, c'est donc un pack. Et ici, apparemment, il est vendu avec le costume. Costume de femme - être - paraître une femme ; costume d'homme : être - paraître - un homme... Et oui, en un sens, ça peut être aussi simple que cela.

L'idée (sic), c'est une lecture existentialiste que je fais là de la pièce : c'est que le masculin - féminin n'est pas lié au sexe de l'individu. S'il peut se déguiser et être pris pour l'autre, c'est que la différenciation ne se fait pas là. Elle se fait au niveau de l'apparence. Et les apparences, avant tout, qu'est-ce ? Une mise en scène, un jeu, une construction - consciente ou non, le recours à certains codes... A la base, on peut donc dire que l'individu est libre de choisir le sexe auquel il veut socialement apparaître, et pour cela, il lui suffit de revêtir les insignes du sexe choisi. Revêtir les insignes implique une action, (agere en latin : jouer). Le jeu est donc dès ce niveau. A ce niveau.

Donc "all the men and women merely players " oui, en effet, on n'est que cela, on est des acteurs à la base, des acteurs nés, qui jouons avant tout notre propre rôle, et depuis tout petits. Parfois sans s'en rendre compte, parce que pour beaucoup de gens, l'appartenance à un sexe physique va nécessairement de pair avec son pendant social. Parfois en s'en rendant compte : quand les femmes veulent être plus féminines, quand les hommes veulent faire virils. Parfois en le construisant clairement, et là, on est du côté des travestis, pour le degré le plus construit, l'individu va chercher à faire coïncider ses actes - ce qu'il ressent - son apparence physique pour clairement coder le message de son apparence sexuelle. Enfin clairement. cela se veut clair, mais n'est pas accepté / respecté comme tel. L'autre degré, c'est celui de l'individu qui fait coïncider ses actes avec ce qu'il ressent mais ne cherche pas à encoder son apparence plus que cela, et là, on sera, pour faire bref et sans assez de nuances, du côté de l'homosexuel et du bisexuel. D'où l'ambiguïté - délicieuse - qu'on ressent souvent en présence de gens conscients du fait qu'il ne va pas de soi d'exister socialement en tant d'homme ou que femme.

L'homme est celui dont "l'existence précède l'essence", pas vrai ?



Le sphinx - deux Rosalinde en Ganymede, et Viola et Orsino, de Twelth night.

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