Bien, voilà le grand moment de la note sur Lolita arrivé.
(Pour ceux d'entre-vous qui risquent de le voir, j'ai supprimé le très mauvais préambule que j'avais mis. J'y exprimais mal ma pensée, on m'a fait remarqué que c'était blessant, ce n'était pas le but. Mes excuses donc à ceux que j'ai blessés.)
Lolita. Je crois que je dois commencer par mes diverses idées reçues sur le livre en fait. Au départ, par ce qu’on entend, dans la rue, à la télé etc, je pensais que Lolita, c’était l’histoire d’une petite garce de 15-16 qui séduit un prof et fiche sa vie en l’air juste pour son bon plaisir, qui lui fait miroiter monts et merveilles sans rien lui accorder, mais en s’arrangeant pour ruiner sa carrière quand même. Puis j’ai acheté le livre. J’en avais acheté un autre, Reading Lolita in Tehran, cf liste ci-contre, et je me suis dit que je ne pouvais décemment lire celui-ci sans connaître vraiment Lolita. Je l’achetai donc. Là, la 4° de couverture me parle de la plus belle histoire d’amour non partagé du siècle. D’un amour souffert en silence etc. et je me dis que ça doit être très beau, ce prof amoureux, passionné contre son gré, qui ne peut néanmoins se laisser aller à sa passion, et souffre donc en silence. Je craignais un peu de m’ennuyer du coup. Puis j’ai ouvert le livre. Là, ce fut le ras de marée, sur toutes mes certitudes, mes opinions, ma façon de voir les choses. C’est à cela qu’on reconnaît un grand livre.
Je l’ai commencé jeudi il y a une semaine, et dès ce jour-là j’ai eu envie et besoin d’en faire une note. Au départ, parce que j’étais choquée. Ce qui est rare pour moi, je me considère comme quelqu’un à l’esprit très large, et dont le sens moral n’est de loin pas le trait de caractère auquel on pense en premier pour me décrire. Ça m’a donc d’autant plus frappée. Je n’aime pas particulièrement les enfants, voire pas du tout en fait. Mais… mais… tout de même, il y a des limites, l’une d’entre elles, c’est la pédophilie. Je voulais faire une note sur la pédophilie dans Lolita, sur l’immoralité profonde d’Humbert – Humbert, en mettant Lolita en perspective avec Hard Candy et Notes on a scandal, sortis en automne et hiver derniers. Puis j’ai progressé dans le livre. J’ai été prise par le narrateur, par cette langue époustouflante. Nabokov n’est pas natif anglais, c’est évident, et pourtant sa langue est d’une richesse et d’une subtilité peu communes. Il a une façon tout à fait unique, et si vous avez lu les extraits vous avez dû le remarquer, d’user de l’art du détour, de la métaphore, de l’image. Il maîtrise à plein le temps du récit, peut retenir une information, dont on se doute, qu’on sait même être vraie, et qu’on attend, qu’on attend, pendant des paragraphes, pour la faire éclater dans une litote à la fin d’un paragraphe. C’est fascinant une écriture pareille. De là un malaise chez moi, le vieux thème de l’esthétisation du mal. Peut-on prendre plaisir à lire comment Humbert possède une gamine de 12 ans dans un hôtel paumé un matin d’été ? Peut-on prendre plaisir à le voir monnayer la moindre de ses gâteries ? Peut-on prendre plaisir à le voir tuer l’un des personnages à la fin ? Moralement non, évidemment que non. Mais esthétiquement, et littérairement oh que oui ! Un plaisir malsain et absolument total. C’est un des livres les plus jouissifs que j’ai lus depuis longtemps, et c’est sous cet angle que je choisis finalement de faire ma note.
Lolita a été écrit dans les années 50. Publier ça, même, ou surtout, en Amérique, vous imaginez? Ce fut une bombe, évidemment, un fois l’éditeur trouvé. Il ne laisse pas indifférent. Il est si malsain, et on est là, nous lecteurs, à attendre avec Humbert, à croiser les doigts pour que les pilules sédatives marchent et qu’on puisse voir la suite. Parce qu’après tout, on n’a jamais lu cela. Comment un auteur peut-il raconter cela ? Écrire cela ? On ne peut l’imaginer, alors on a envie de le lire. Et on va ainsi, de transgression en transgression. On vit dans l’ombre de ce couple contre-nature à voir comment ils vivent, survivent ensemble. On accepte tout en bloc. Toujours portés par cette langue unique, révolutionnaire. Du début à la fin, on boit tout.
Maintenant, est-ce que ça fait de nous des maniaques, des pervers ? Non. Non en fait. La question est plus que délicate. Mais on peut lire sans adhérer. Lire parce que ce qu’il écrit-là est unique. Lire parce que l’imaginaire est le seul moyen de faire certaines expériences limites. On le condamne, mais on le lit, pour voir, reconnaissons-le, ce qui n’empêche pas qu’en refermant le livre, dans mon cas ne tout cas, ça ne fait que me conforter davantage dans mon horreur de la pédophilie. Je pense donc, et ce sera ma conclusion sur le Lolita littéraire, que la littérature doit parler de tout. Que la littérature a un rôle de transgression. Que ce n’est que par un travail de fiction que l’on peut faire comprendre certaines choses au monde. Regardez Semprun dans L’écriture ou la vie, ce n’est que par une mise en fiction que nous arriverons à faire comprendre au monde ce qu’est l’horreur des camps, parce que si on leur dit juste la vérité, ils ne comprendront pas, ils ne croiront pas. Ma théorie, c’est que c’est dû au fait que même lorsqu’il s’agit d’un proche, ce qui lui arrive nous reste extérieur, on le voit, on compatit, mais parfois aussi on a envie qu’il se taise et qu’il arrête parce qu’on n’a pas envie qu’il nous déprime avec ses soucis, qu’on a aussi les nôtres etc., on connaît la chanson, on la chante tous plus ou moins souvent. Dans un travail de fiction, on le prend sans médiation, on le lit, il entre dans notre tête, s’attaque à notre subjectivité, nos émotions, nous faisons corps avec le narrateur, et ce qu’il nous dit dès lors nous affecte physiquement et moralement. Cela ne nous est plus extérieur mais intérieur. Pour moi l’art n’est pas gratuit, il a cette vertu. Il ne doit pas s’y réduire, ni exister en ce nom, mais il peut faire cela. C’est pour cela que j’aime la littérature d’ailleurs. Elle me permet de me confronter à des émotions devant lesquelles je tourne systématiquement les talons dans la vie. Et parfois, elle m’aide même à arrêter de le faire. Voilà pour Lolita. Et pour éviter qu’on ne le prenne pour un vulgaire texte pornographique ou de pédophilie, un extrait de ce qu’en dit Nabokov :
I have not re-read Lolita since I went through the proofs in the winter of 1954 but i fin dit to be a delightful presence now that it quietly hangs about the house like a summer day which one knows to be bright behind the haze. And when I thus think of Lolita, I seem always to pick out for special delectation such images as Mr Takovich, or that class list of Ramsdale School, or Charlotte saying “waterproof”, or Lolita in slow motion advancing toward Humbert’s gifts, or the picture decorating the stylized garret of Gaston Godin, or the Kasbean barber (who cost me a month of work), or Lolita playing tennis, or the hospital at Elphinstone, or pale, pregnant, beloved, irretrievable Dolly Schiller dying in Gray Star (the capital town of the book), the tinkling sounds of the valet town coming up the mountain trail (on which I caught the first known female of Lycaiedes sublivens Nabokov). These are the nerves of the novel. These are the secret points, the subliminal co-ordinate by means of which the book is plotted – although I realize very clearly why these and other scenes will be skimmed over or not noticed, or never even reached, by those who begin reading the book under te impression that it is something on the line of Memoirs of a woman of pleasure or les amours de Milord Grosvit. That my novel does contain various allusions to the physiological urges of a pervert is quite true. But after all we are not children, not illiterate juvenile delinquents, not English public school boys who after a night of homosexual romps face to endure the paradox of reading the Ancients in expurgated versions.
Je terminerai plus tard le cycle Lolita par une note sur la pédophilie, comme prévu au départ, avec les deux films en vis-à-vis. A la différence près que j’ai bien compris, maintenant, ce n’était pas le cas au départ, que je devais faire une différence entre l’œuvre artistique, Lolita, et le thème, la pédophile, parmi d’autres. Et ne pas proposer une lecture morale / moralisante de ce livre. Ni d’aucun autre d’ailleurs. Mais ce livre, par son outrance merveilleuse, a un excellent pouvoir de révélation, à mon sens, des erreurs qu'on peut faire en lisant en projetant ses idées reçues sur un livre, comme je le faisais au départ, en voulant le moraliser. La littérature n'est pas question de moralité.
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