jeudi 24 mai 2007

"insomnia"





Non, pas moi pour une fois - enfin, la question ne se pose pas là précisément - mais un des poèmes de Bishop. Un de mes préférés...





The moon in the bureau mirror
Looks out a million miles
(and perhaps with pride, at herself,
But she never, never smiles)
Far and away beyond sleep, or
Perhaps she’s a daytime sleeper.


By the universe deserted,
She
’d tell it to go to hell,
And she’d find a body of water,
Or a mirror, on which to dwell.
So wrap up care in a cobweb
And drop it down the well


Into that world inverted
Where left is always right;
Where the shadows are really the body,
Where we stay awake all night,
Where the heavens are as shallow as the sea
Is now deep, and you love me.

Je ne vais pas vous en faire un vrai commentaire, quand bien même l'envie en est grande, mais quelques mots tout de même. A la fois parce qu'il me passionne et pour une amie qui m'a dit vouloir jeter un oeil à Bishop. La voici sur un plateau.

Ce poème fut un enfer à traduire. Je ne la mettrais pas sur le blog d'ailleurs parce qu'elle n'est pas protégée par contre, et j'y tiens. Un enfer dans la mesure où ce qui fait tenir ensemble ces vers qui ne riment pas, c'est tout d'abord leur musicalité. Quand on les lit, on croit la voir, cette pièce, on croit y être. Ecoutez la douce léthargie de moon, mooooon, les allitérations en R, trainantes, avec un bel accent du Sud (des Etats Unis). Le décor est déjà planté, rien qu'à l'entendre, on sent cette atmosphère...

Alors après, après, c'est tout d'abord un poème de l'insomnie justement, la narratrice est dans son bureau, contemple les jeux de la lune, nous les fait partager dans un poème. Elle fantasme sur cette lune, elle l'humanise, l'anthropomorphise, elle a un visage, mélancolique, elle regarde au loin, vaguement, orgueilleuse de toute façon, parce qu'elle est seule, là en-haut, que voit-elle, quand elle se regarde, cette solitude... C'est tout ce qu'elle a, il faut bien qu'elle essaie d'en tirer sa subsistance, sa satisaction... Elle vit à rebours, parce qu'elle dort jour, c'est presque un oxymore, daytime sleeper. Et encore une anthorpomorphisation. Elle est si seule que cette solitude prend des dimensions cosmique, l'univers lui-même est désert, elle est seule au pouvoir, elle peut donc jurer en son nom, et réagir, créer une fiction, un autre monde. On dit souvent que la lumière de la lune change la réalité, c'en est là le meilleur exemple...

On a doucement glissé de la lune observée par la narratrice, à la lune comme protagoniste du poème, vous avez vu... ? Avec toutes ces personnifications, cela marche, on la prend pour une femme, et qui donc ? Hécate... c'est Hécate la lune...la fin du poème le prouvera, mais plus encore, c'est Circé, la Circé qu'Ulysse à abandonnée, et qui vient à se confondre avec Hécate, qui se dessine là. Oh, rien de tangible, un sentiment, une coloration. Parce que la lune se met en colère, qu'elle veut punir, elle envoie au diable, ce n'est pas rien. Et elle s'en va. La lune, élément féminin par nature, cheche un corps d'eau, une autre réflection, pour être moins seule, parce que c'est son élément, et aussi, surtout, parce que c'est là dont elle tire son pouvoir.

L'un des thèmes récurrents du poème, c'est l'inversion, dès le départ : l'inversion du reflet, l'inversion de l'insomniaque qui dort le jour, l'inversion des reflets dans l'eau, dans les miroirs, qui de concrète - technique - devient abstraite, créant un fantasme, dans le dernier paragraphe. Suivent là les deux plus beaux vers du poème : "wrap up care in a cobweb and drop it down the well" : enveloppe le souci dans un toile d'araignée et jette le au fonds du puits. C'est joli, parce que, j'aime à la croire, care peut se lire dans les deux sens, soit le souci, dans la mesure où la lune hausse les épaules, elle se sent délaissée, seule, et bien elle tourne le dos et jette ses soucis, arrête d'y penser. Ou mieux, plus fin je crois, plus beau en tout cas, comme c'est un impératif, elle s'adresse à un éventuel partenaire : et que lui dit-elle, que son affection, son soin pour elle, il peut bien le garder, ou justement non, le jeter, en un sens, elle n'y croit plus, et elle rejette l'affection, décevante, à ses yeux, qu'on a pour elle. Elle demande alors, dans un moment d'orgueil, emballe ton affection dont je ne veux plus dans un toile d'araignée - c'est à la fois misérable et très beau - et jette-là. Et où ? Là où il y a de l'eau... elle rejette cette affection, mais il y a fort à parier que c'est comme l'une de ces lettres, qu'une fois laissée seule, elle s'empresse d'ouvrir. Ce n'est pas pour rien qu'elle demande de la jeter dans l'eau. Elle la rejette maintenant, mais elle veut pouvoir y penser avec nostalgie plus tard. Plonger dans ses souvenirs.

Et en effet, le puits, c'est le même que celui d'Alice aux pays des merveilles, il mène vers un autre monde fantasmatique, un monde où toutes les valeurs sont inversées. Au départ, c'est joli, c'est un monde où on l'aime... Mais bien vite, par opposition, on ressent la misère du monde dans lequel elle vit : elle vit avec les ombres, elle vit à contre-temps du reste du monde. Et pire, on comprend la fin, c'est une très belle façon de parler d'une réalité pas si jolie, plutôt misérable, une fois encore, dans ses sens français et anglais. Ce monde, inversé, où elle est aimé, il fait pièce à un monde, où, de façon évidente, il, l'interlocuteur fictif, ne l'aime pas. Là gît tout le drame du poème.

Là se révèle aussi Hécate, la phrase a deux autres contraires : où je t'aime, logique, on le svait depuis longtemps, mais plus loin aussi, si on joue avec les pronoms, un monde où tu m'aimes, face à un monde où je te hais... c'est aussi celle-ci la réalité du poème, mais elle est moins évidente, parce qu'elle est mélée, dans la fin comme dans l'âme de la lune, et qu'elle est douloureuse, c'est là, et en même temps, obligé de cohabiter avec ce "je t'aime", ce n'est pas là non plus. Hécate ici dit une chose et son contraire, et reste cohérente. Elle aime et aimerait être aimée, elle n'est pas aimé et hait pour cela. Et parce qu'Hécate est cruelle et se venge, elle envoie au diable, au nom de tout l'univers, parce qu'elle a sa fierté, et qu'elle vaut plus que cela, son miroir le lui dit bien. Poème du mal d'aimer s'il en fut, où la lune aime et hait, par orgueil, où elle se sait non aimée et aimerait cesser d'aimer, pour regagner sa propre - estime, pour rester digne de son reflet.

C'est cela Bishop, ces petits glissements successifs, ce monde inversé, ces suggestions incessantes. Au demeurant, elle n'aime que peu ce poème, elle en regrette surtout le dernier vers, trop investi, trop émouvant... Il donne la clef du poème et pour pudique qu'elle est, ce moment de faiblesse où elle se révèle est génant, comme un lendemainde fête en se remémorant la nuit d'ivresse et ses excès. Bishop, c'est un ensemble très calme, très contrôlé, avec quelques nuits d'ivresses qui explosent de temps à autre au détour d'un vers. Et je suis le chat qui guette la souris - Bishop se révélant au grand jour, ne fût-ce qu'une seconde, qu'un vers...



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